Bitcoin : la Centrafrique risque-t-elle une  exclusion de la zone CFA ? 

Publié le 2 mai 2022 , 8:02
Mis à jour le: 2 mai 2022 2:18 pm

 

Bangui (CNC) – Scandalisées par l’octroi d’un cours légal aux  cryptomonnaies, les autorités financières d’Afrique  centrale comptent sévir. Mais le front commun affiché au  sein de la BEAC est-il véritablement uni ?

 

Rédigé par Joël Té-Léssia Assoko, Maureen Songne, Omer Mbadi

Publié par Corbeaunews Centrafrique (CNC), le mardi 3 mai 2022

 

Vu de la présidence, à Bangui, la « décision historique » d’adopter le Bitcoin comme « monnaie  officielle » représente sans le moindre doute « un pas décisif vers l’ouverture de nouvelles  opportunités » pour la République centrafricaine (RCA), selon un document de l’exécutif  consulté par Jeune Afrique. À l’extérieur des frontières de cet État, l’un des six pays les plus  pauvres de la planète – le PIB par habitant végète à 493 dollars bien au-dessus du score  burundais (239 dollars), mais pas trop loin de l’Afghanistan (518) –, la réaction est  incandescente.

« C’est un bras d’honneur aux principes communautaires », s’émeut un haut cadre de  l’administration des Finances de la sous-région.

 

« Cette décision semble une provocation  destinée à entraîner l’expulsion de la Centrafrique de la zone CEMAC et du Franc CFA. Les autorités de Bangui donnent aux pays voisins une raison de les expulser de la Zone plutôt que  d’assumer leur volonté unilatérale d’en sortir », tempête cet expert.

« La Loi votée le 22 avril  2022 en RCA est nulle et de nul effet, dans la mesure où elle viole les textes de l’Union  monétaire en Afrique centrale (UMAC) auxquels adhère le pays », complète depuis Yaoundé  un responsable de la Banque centrale des États d’Afrique centrale (BEAC).

Signe de l’urgence et de la volatilité de la situation, nos interlocuteurs ont insisté pour que leur  anonymat soit préservé, tant que les chefs d’État de la sous-région ne se seront pas  officiellement prononcés.

 

Approximations et bégaiements juridiques

 

Le texte de la loi du 22 avril votée par les députés centrafricains pose bien des difficultés. Il  octroie « un pouvoir d’émission illimité » (art. 1) régissant les cryptomonnaies, sans pour autant  indiquer clairement de quelle autorité dépend cette puissance. Le même article stipule que cette  disposition est « sans préjudice de la loi sur l’intégration monétaire ». Autrement dit, une  nouvelle structure d’émission de monnaie légale est instaurée « sans préjudice » aux instances  chargées de l’émission de toute monnaie légale dans la république centrafricaine…

C’est la plus grave crise institutionnelle de l’histoire récente de l’Afrique centrale Ce texte qui octroie également aux cryptomonnaies un taux de change « librement déterminé  par le marché » – une hérésie monétaire au vu des textes encadrant le cours du franc CFA  d’Afrique centrale (XAF) vis-à-vis de l’euro – proclame qu’en matière comptable la « monnaie  légalement utilisée en RCA est considérée comme monnaie de référence ». Laquelle : le franc  CFA ou le Bitcoin ? Mystère.

Ces approximations et bégaiements juridiques ont le don d’exaspérer les spécialistes de la  finance et du cadre monétaire régional consultés par Jeune Afrique. « Il y a des instances  communautaires auxquelles les pouvoirs de politique monétaire ont été délégués. Selon les  informations obtenues de la BEAC, jamais la question de l’accord d’un cours légal aux  cryptomonnaies en Centrafrique n’a été portée à l’ordre du jour du Comité de politique

monétaire de la Banque centrale. C’est la plus grave crise institutionnelle de l’histoire récente  de l’Afrique centrale », insiste notre cadre de Libreville.

 

Est-ce que Bangui a bien mesuré la portée et les conséquences de cette décision ?

 

Court-circuiter l’architecture légale, financière et institutionnelle De fait, malgré les circonlocutions du texte adopté le 22 avril à Bangui, de l’aveu même des  autorités centrafricaines, l’objectif est bel et bien de court-circuiter l’architecture légale,  financière et institutionnelle existant au sein de la Communauté économique et monétaire  d’Afrique centrale.

« Envoyer de l’argent de la RCA à l’international devient très difficile. Recevoir également [des  fonds] à destination de la RCA le devient également. Parce que cela est contrôlé [et] passe par  les Banques centrales », a justifié Justin Gourna Zacko, ministre centrafricain des TIC, après  l’adoption du texte de loi.

 

Personne ne peut accepter cette indiscipline

 

« Est-ce que les autorités centrafricaines ont bien mesuré la portée et les conséquences pratiques  de cette décision ? », avertit notre dirigeant.

Défi lancé aux institutions, risques de propagation Selon plusieurs sources contactées au sein de la CEMAC (Cameroun, RCA, Congo-Brazzaville,  Gabon, Guinée équatoriale et Tchad), la sortie pure et simple de la Centrafrique de la zone CFA  est tout à fait envisageable. « Personne ne peut accepter cette indiscipline et un pareil défi lancé  à tout le mécanisme de contrôle interne de la zone monétaire », tranche notre interlocuteur à  Libreville.

C’est la porte ouverte à toute sortes de sorties et d’entrées illégales de devises « Le risque est clair : c’est celui de propagation à l’ensemble du marché. Dès que vous avez au  sein d’un pays membre de la CEMAC une place de marché qui permet de convertir des francs  CFA (XAF) en cryptomonnaie, vous avez de fait un mécanisme de sortie de devises parallèle à  celui contrôlé par la BEAC. Donc tout détenteur de francs CFA dans la zone peut y avoir  recours, qu’il soit en Centrafrique ou non. C’est la porte ouverte à toute sortes de sorties et  d’entrées illégales de devises », complète notre source.

« Avec la cryptomonnaie, il n’y a plus de contrôle de la Banque centrale. Vous avez votre  argent, vous l’envoyez à un investisseur ou à une entreprise, vous [le] recevez dans n’importe  quelle monnaie – dollar, euro, CFA, naira. Il faudrait que nous ayons le cadre juridique, d’abord,  pour permettre à tout Centrafricain de disposer de cette possibilité de transfert d’argent », s’est  enthousiasmé Justin Gourna Zacko, confirmant les pires craintes de plusieurs dirigeants des  pays voisins.

Cette dernière précaution de langage est, de fait, l’une des principales sources d’anxiété et de  colère vis-à-vis de l’expérimentation de Bangui. « L’article 3 de la Convention régissant  l’UMAC stipule que : « L’Union monétaire se caractérise par l’adoption d’une même unité  monétaire dont l’émission est confiée à un Institut d’émission commun, la Banque des États de  l’Afrique centrale, […] régi par des statuts propres qui font partie intégrante de cette  Convention », insiste le cadre de la BEAC, pour qui les récentes annonces centrafricaines  constituent un affront direct au principe même d’union monétaire.

 

Derrière cette décision, l’ombre tutélaire de Moscou ?

 

Nombreux sont ceux qui voient dans cette « disruption » l’ombre tutélaire de Moscou, dont les  démembrements à travers la nébuleuse Wagner sont incontournables à Bangui. « Il est étrange  et anormal que la RCA soit le premier pays à prendre l’initiative d’une loi sur la cryptomonnaie,  sans l’avis du gouverneur de la BEAC et en dehors de tout cadre réglementaire communautaire.

C’est une infraction grave », rappelle notre interlocuteur à Yaoundé.

« Par cette loi, dans son empressement à légiférer pour se placer au rang des premiers  « courageux et visionnaires » États du monde à reconnaitre le Bitcoin comme monnaie officielle  et moyen de paiement, la République centrafricaine a pris la décision souveraine de dénoncer implicitement tous les traités et accords monétaires et financiers conclus par elle », avertit une  note juridique interne au sein de l’institution monétaire régionale, consultée par Jeune Afrique.

 

Cette opération favorisera le blanchiment de l’argent sale, fera le lit de la fraude fiscale et de  l’escroquerie

 

Au demeurant, des réticences se sont exprimées depuis la Centrafrique même, où le taux de  pénétration d’internet est de seulement 11 % selon le spécialiste des données en ligne  DataReportal. Les députés de l’opposition que sont les anciens Premier ministre Anicet Georges  Dologuélé et Martin Ziguélé, ainsi que Rachel Ngakola, ex-directrice générale des Douanes,  tous membres de la commission ayant étudié le projet de loi, se sont désolidarisés du rapport  final, pour cause de « fortes réserves ». Ils mettent en avant une opération qui favorisera, selon eux, « le blanchiment de l’argent sale,  fera le lit de la fraude fiscale et de l’escroquerie ». Les trois députés s’inquiètent également de  l’impact d’une telle mesure sur les bailleurs. Un tel projet « ne peut susciter que de la suspicion  » et risque de compromettre « les décaissements des grandes institutions », alertent-ils.

 

L’exercice délicat du comité ad hoc de la BEAC

 

Selon les informations de Jeune Afrique, un comité ad hoc a été mis en place par la BEAC pour  plancher sur le nouveau cadre monétaire instauré en Centrafrique.

Convoqué par le gouverneur  de la BEAC, le Tchadien Abbas Mahamat Tolli, ce comité doit rendre ses conclusions au plus  tard ce lundi, 2 mai.

Nous ne faisons plus confiance aux Occidentaux. La Centrafrique n’a pas tort de prendre les  devants

Exercice délicat, car tous ne désapprouvent pas entièrement la décision de Bangui. Un haut  dirigeant des instances financières équato-guinéennes pointe le mouvement de « panique »  provoqué par les sanctions financières contre le Mali mais aussi contre la Russie, notamment les restrictions d’accès à la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, d’un côté, et la  confiscation des réserves de devises étrangères de l’autre.

« N’importe quel gouvernement responsable doit se préparer au pire. Nous ne faisons plus  confiance aux Occidentaux même pour respecter les règles internationales. Un dirigeant prend  telle décision contestée, et n’importe quel citoyen du pays en question peut voir ses actifs  confisqués ? Sans respect d’aucune règle, même pas les protections diplomatiques ? La  Centrafrique n’a pas tort de prendre les devants. Ce sont des décisions de protection, des  parades, des palliatifs », insiste cette source. Cependant, les dirigeants centrafricains auraient  dû « informer les autorités de la sous-région et les partenaires, dont la France », complète-t­elle.

 

Réactions sévères, vers des sanctions exemplaires ?

 

« Cette loi porte en elle tous les germes de la déstructuration, de la destruction du système  monétaire, bancaire et financier de la CEMAC, bâti sur une monnaie unique, tel que nous le  connaissons », avertit un analyste juridique de la Banque centrale.

Du côté occidental, la réaction est sévère. « Nous avons pris note de la promulgation, le 22  avril, d’une loi régissant les cryptomonnaies en RCA », indique un porte-parole de la  Commission européenne, interrogé par Jeune Afrique. « L’Union européenne attend des  éclaircissements sur les modalités de mise en œuvre proposées, ainsi que sur les implications  pour l’union monétaire de la CEMAC, y compris la convention UMAC. Notre délégation est  en échange régulier avec les autorités du pays, ainsi qu’avec nos principaux partenaires et les  institutions de la CEMAC », complète le fonctionnaire européen. Ce dernier rappelle cependant  que « les mesures restrictives au regard de la situation en RCA qui comprennent (entre autres)  un gel des avoirs et une interdiction de mettre des fonds à la disposition des personnes et entités  sur la liste de sanctions », restent en vigueur.

« Les cryptoactifs et en particulier les cryptomonnaies sont couverts par ces sanctions. Le  contournement des sanctions de l’UE par l’utilisation de cryptoactifs n’est pas autorisé »,  conclut-il. Dont acte.

 

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