Réélu fin 2020 dans la confusion d’une offensive rebelle, le président centrafricain a entamé son second mandat sous le bruit des bottes et clame ne souhaiter qu’une chose : la paix et la justice.
Relation avec la Russie, présence de Wagner, dialogue avec l’opposition, poursuite de François Bozizé… Il a répondu en exclusivité aux questions de « Jeune Afrique ».
Nous n’aurons pas droit aux traditionnels bureaux du chef de l’État. Faustin-Archange Touadéra n’y est toutefois pour rien, pas plus que le protocole, qui nous attend de pied ferme en cette fin de matinée. Dans l’enceinte du Palais de la renaissance de Bangui, un échafaudage en barre désormais l’accès, symbole involontaire d’une Centrafrique en perpétuelle reconstruction. Ce 13 septembre, l’entretien devra se dérouler un peu plus loin, dans le « salon des ambassadeurs », siège provisoire des activités présidentielles.
À l’abri de l’atmosphère étouffante d’une capitale sous perfusion de la communauté internationale, Faustin-Archange Touadéra nous a reçu longuement. Le président grignotera même du temps sur son rendez-vous suivant, contraignant l’intéressé à patienter dans l’antichambre sous l’œil vigilant de Casques bleus rwandais.
SI L’HOMME EST MÉFIANT, SON LARGE SOURIRE NE LE MONTRE GUÈRE
Fervent protestant, Touadéra a la parole rare. Critiqué pour sa proximité avec la Russie, accusé d’avoir conclu de mystérieux accords avec la société Wagner, ébranlé par des accusations d’exactions visant son armée, il n’ignore pas qu’il est attendu, par ses adversaires comme par ses partenaires. Si l’homme est méfiant, son large sourire ne le montre guère.
Jeune Afrique : Vous avez été réélu en décembre 2020 alors que venait d’être créée la Coalition des patriotes pour le changement [CPC], rébellion qui attaquait Bangui en janvier suivant. Dix mois plus tard, la capitale est-elle hors de danger ?
Faustin-Archange Touadéra : Vous avez raison de rappeler le contexte. Avant les élections, la paix revenait. Les Centrafricains n’avaient qu’une envie : aller voter et choisir leur dirigeant. Mais cette coalition a voulu les en empêcher. Pis, elle a enclenché une déstabilisation totale de l’État et a fini par marcher sur Bangui et arriver à ses portes le 13 janvier, jusqu’à s’infiltrer dans le PK12 et le PK9.
JE N’AI PAS CHOISI CETTE GUERRE
Heureusement, avec l’aide de nos alliés, nous avons pu repousser l’offensive et libérer le corridor qui nous relie au Cameroun, que la CPC avait bloqué. L’étau est desserré mais, bien sûr, les violences continuent. Les forces de sécurité font leur travail et effectuent des missions de ratissage dans Bangui, pour démasquer tous ceux qui détiennent illégalement des armes. Il y a toujours une menace et nous la prenons au sérieux.
Depuis janvier, vous semblez avoir privilégié, avec vos alliés rwandais et russes, une option offensive et militaire. Jusqu’où irez- vous dans cette voie ?
L’action militaire nous a été imposée par la CPC. Je l’ai assumée pour protéger la population et les institutions, mais je n’ai pas choisi cette guerre. Avec un État et une économie si fragiles, nous n’en avons pas les moyens. Nos hommes sont en formation, notre armée en reconstruction et des missions internationales travaillent à restaurer nos capacités militaires. De plus, nous sommes sous embargo des Nations unies pour les armes.
J’ai utilisé les moyens à ma disposition, notamment les accords qui lient la Centrafrique avec d’autres pays, comme le Rwanda et la Fédération de Russie. C’était indispensable : si la CPC était entrée dans Bangui, c’était le coup d’État assuré, et nous serions revenus presque dix ans en arrière, en 2013. Nous avons été obligés de faire la guerre, mais nous privilégions les discussions pour ramener la paix.
De quelle manière ?
J’ai sollicité la CIRCL [la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs] et la CEEAC [la Communauté économique des États de l’Afrique centrale] pour que ces organisations dont nous faisons partie nous viennent en aide. Les présidents congolais, Denis Sassou Nguesso, et angolais, Joâo Lourenço, ont répondu présents et nous continuons à travailler avec eux pour trouver un moyen de restaurer la paix. Je le répète : notre priorité n’est pas l’option militaire et, selon nos informations, la CPC se désunit. Certains leaders souhaitent revenir dans le cadre des accords de paix signés en 2019 à Bangui. C’est ce à quoi nous travaillons.
Ils restent un cadre idéal de sortie de crise. Quatorze groupes armés les ont signés et six d’entre eux en sont sortis pour créer la CPC. Il faut donc au moins se donner les moyens de les appliquer avec les huit qui sont restés. La mise en œuvre se poursuit, notamment au niveau du désarmement et de la démobilisation. Concernant les six autres groupes, nous espérons les faire revenir vers le texte qu’ils avaient signé après avoir longuement négocié avec nous.
Ne craignez-vous pas que l’on parle d’impunité ?
Quand je dis que nous voulons les faire revenir, cela ne veut pas dire que l’on oubliera tout. D’ailleurs, les accords de 2019 ne prévoient pas d’amnistie. La justice centrafricaine enquête, comme la Cour pénale internationale. Nous avons aussi la Commission vérité, justice et réconciliation. J’ai dit que mon second mandat serait celui de l’impunité zéro et il le sera.
L’ancien président François Bozizé a séjourné à plusieurs reprises au Tchad,
La République centrafricaine a toujours eu de très bonnes relations avec ses voisins. Nous recherchons la paix, nous sommes dans les mêmes organisations régionales et nous collaborons dans le cadre de commissions mixtes. C’est essentiel, car nos frontières sont à la fois longues et très poreuses, ce qui permet à nos ennemis de passer d’un territoire à un autre. Nous nous organisons pour régler le problème, notamment avec le Tchad et le Soudan.
Mais, dans les cas précis de Bozizé et d’Adam, (https://www.jeuneafrique.com/l186882/politique/francois- bozize-au-coeur-de-discretes-discussions-entre-le-tchad-et-la- centrafrique/) qu’est-ce qui empêche leur arrestation ?
Leurs cas sont pris en compte dans les discussions que nous avons, notamment au sein de la CIRCL et de la CEEAC. J’ai aussi évoqué le cas de François Bozizé avec mon homologue tchadien, Mahamat Idriss Déby Itno.
(https://www.jeuneafrique.com/l190025/politique/exclusif-tchad- mahamat-idriss-deby-mon-pere-serait-fier-de-moi/) Nous espérons trouver des solutions viables.
François Bozizé vous a-t-il déçu en reprenant les armes ?
Oui. Quand il est revenu clandestinement [en décembre 2019], j’ai pensé qu’il le faisait avec une idée de réconciliation. C’est pour cela que nous n’avons pas choisi de le soumettre à la justice, alors qu’il était sous mandat d’arrêt. Je lui ai parlé, je l’ai reçu en audience et je l’ai invité à la paix. Ensuite, la Cour constitutionnelle a invalidé son dossier de candidature. Lui, ancien président et garant de la Constitution, n’a pas souhaité respecter cette décision. J’ai été vraiment déçu. Et ça ne s’est pas arrêté là : il a saboté tout ce que nous avions entrepris avec les groupes armés, tout ce qui était en train de se mettre en place. Les rebelles sont venus en armes jusque Bangui, ils ont tué des commerçants, des militaires… Ces crimes, c’est Bozizé qui en est à l’origine.
IL EST INJUSTE DE NOUS PRIVER DES MOYENS D’USER DE LA VIOLENCE
Que pensez-vous de la solution évoquée au sein de la CIRCL de lui trouver un lieu d’exil afin de l’éloigner de la Centrafrique ?
Si nous, Centrafricains, lui mettons la main dessus, nous ferons en sorte qu’il réponde de ses actes devant la justice. Maintenant si, dans le cadre de la CIRCL et des négociations en cours, nous décidons qu’il vaut mieux le condamner à vie à l’exil pour avancer vers la paix, nous l’accepterons. Mais il faudra que cet exil soit loin des frontières centrafricaines.
Vous avez tout à l’heure évoqué l’embargo sur les armes qui s’applique à la Centrafrique. Comprenez-vous qu’il soit encore en vigueur ?
Il avait un sens en 2013. Il est aujourd’hui injuste. Nous avons une armée en reconstruction et un président élu qui a pour mission de protéger la population. Or, je n’en ai pas les moyens. Aujourd’hui, les groupes armés sont mieux équipés que nous. Ils achètent à l’étranger des armes d’un plus gros calibre, des mines antichars ou même des moyens anti-aériens dont ne disposent même pas l’armée nationale. Il est injuste de nous priver des moyens d’user de la violence légitime.
MOI JE N’AI RIEN SIGNÉ AVEC UNE SOCIÉTÉ QUI S’APPELLERAIT WAGNER
À quoi cela sert-il que l’Union européenne [UE] forme notre armée si c’est pour la laisser sans armes ? Nous avons un président élu, un Parlement élu, un gouvernement démocratique et, finalement, on nous empêche de remplir notre mission régalienne. Faut-il que l’on laisse des bandits renverser l’État ? L’embargo est un appel à tous ceux qui veulent nous déstabiliser : nos ennemis savent qu’en face d’eux, il n’y a rien.
Depuis trois ans, vous avez reçu un soutien de taille, celui de la Fédération de Russie, mais aussi d’une société de sécurité russe nommée Wagner. Pourquoi cette alliance hors du commun ?
Avez-vous vu, ici à Bangui, une société qui s’appelle Wagner et qui aurait pignon sur rue ?
Wagner entretient des liens avec des entreprises présentes en Centrafrique, en l’occurrence Sewa Securities pour la sécurité et Lobaye Invest dans le secteur minier…
À ma connaissance, nous avons en Centrafrique des sociétés qui se sont créées conformément à la loi et qui agissent sur des marchés libéralisés. Nous n’avons pas les moyens d’enquêter plus loin. Vous me dites que certaines d’entre elles sont liées à Wagner, mais il faut que l’on nous donne les capacités de le vérifier. Moi je n’ai rien signé avec une société qui s’appellerait Wagner. Je vous mets au défi de prouver le contraire.
Vous n’avez pas connaissance des liens entre Sewa Securities, Lobaye Invest et Wagner ?
Il y a beaucoup de sociétés de sécurité privées à Bangui. Quant aux contrats miniers, ils n’ont pas à passer par moi.
Toutes les sociétés de sécurité n’engagent pas des anciens combattants venus d’Ukraine ou de Syrie…
Je le redis : il y a des textes en vigueur en Centrafrique. Quand les gens les respectent, dans le cadre d’un secteur libéralisé, voulez-vous qu’on les chasse et qu’on leur dise : « Vous êtes de telle nationalité donc on ne veut pas de vous » ?
Le premier dirigeant de Lobaye Invest était un certain Evgueni Khodotov, un collaborateur de l’oligarque russe Evgueni Prigojine,
Je ne connais pas de monsieur Prigojine.
VOUS M’APPRENEZ BEAUCOUP DE CHOSES
Selon plusieurs sources, il a pourtant organisé des rencontres entre les groupes armés et votre gouvernement, auxquelles il a pris part, avant les accords de 2019…
Vous m’apprenez beaucoup de choses. Je suis allé à Khartoum et j’y ai rencontré les responsables des groupes armés. Tout cela se passait en séance plénière, en public, sous l’œil de nos partenaires, comme l’Union africaine par exemple. C’était à la télé et à la radio. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait un quelconque Russe sur les images.
Aucun allié russe n’est intervenu dans les négociations en amont ?
Je n’en ai pas eu connaissance.
Sur le sol centrafricain, des combattants russes sont bien présents, notamment à Berengo, dans un camp situé autour de l’ancien palais impérial.
Elle est autorisée dans le cadre des Nations unies. L’objectif des instructeurs russes est de former les militaires centrafricains à l’utilisation des armes qui nous ont été livrées – environ 7 000 armes individuelles – gracieusement et légalement, par la Fédération de Russie. Ce n’est pas quelque chose qui se fait en cachette.
Vous évoquez des instructeurs, mais qu’en est-il des combattants sur le terrain ?
La situation a évolué avec l’offensive de la CPC. La population réclamait la présence de l’armée sur le terrain pour faire face aux groupes qui tuaient, installaient des barrages ou occupaient des bâtiments administratifs. J’ai demandé à ce que le déploiement de nos forces s’effectue de manière conjointe avec nos alliés, notamment pour éviter qu’elles utilisent mal les armes données par les Russes. Chaque unité a donc eu avec elle un petit groupe de supplétifs russes, ce qui a fait baisser le nombre ce ceux qui étaient à Berengo. Il fallait compenser et, en accord avec les Nations unies, de nouveaux instructeurs sont donc arrivés. Voilà les faits. Au sujet des Russes, il n’y a rien à cacher.
Conflit-entre-la-france-et-la-russie-ne-nous-regarde-pas.
Le rapprochement avec la Russie a affecté la relation entre la Centrafrique et la France. Est-elle plus apaisée aujourd’hui ?
Pourquoi se focaliser sur la Russie, qui nous a en plus aidés gracieusement ? Je le répète : les besoins sont énormes, dans l’équipement ou dans la formation des policiers, des gendarmes et des gardes-forestiers. Nous avons demandé l’aide de tous les pays de bonne volonté et aussi de l’UE. À l’époque, Federica Mogherini [ex-chef de la diplomatie européenne] m’avait répondu qu’elle avait fait passer le message aux États-membres de l’UE. Nous n’avons pas eu de réponse favorable. La Fédération de Russie, avec qui notre relation est ancienne, a quant à elle répondu présente. Un autre pourrait faire de même. Pour la Centrafrique, la solution ne passe pas par la Russie ou par la France, mais par la France et par la Russie. Ce qui nous a été donné est en deçà de nos besoins. Nous ne refusons donc aucune main tendue.
En juin dernier, un rapport des experts des Nations unies pour la Centrafrique a évoqué un certain nombre d’exactions qui auraient été commises par l’armée centrafricaine et ses alliés. Comment avez-vous réagi ?
Nous avons été informés de ces allégations par voie de presse et j’ai demandé à la justice d’ouvrir des enquêtes. C’est en cours. Si les accusations sont fondées, il faudra prendre des mesures en conséquence, dégager les responsabilités et désigner les coupables. Nous avons la ferme volonté de faire la lumière sur les faits.
Toujours au sujet des Nations unies, faut-il selon vous faire évoluer le mandat de sa mission en Centrafrique, la Minusca ?
Oui, il doit être plus robuste. On a bien vu que la coalition de François Bozizé et des groupes armés avait la capacité de se battre avec des obus et des mines jusqu’aux portes de Bangui. Il faut donner à la Minusca les moyens de riposter. Nous avons besoin de troupes combattantes et c’est en ce sens que nous avons plaidé auprès du Conseil de sécurité. Je crois que nous avons été entendus, puisque la mission a reçu plus de moyens, notamment aériens avec des avions de combat, pour appuyer nos troupes au sol et empêcher les groupes armés de poursuivre les violences à l’encontre de la population.
Vous vous apprêtez à organiser un dialogue national, prévu avant la fin de l’année. Qu’en attendez-vous ?
Je suis un homme de dialogue. La preuve : dès ma prise de fonction en 2016, j’ai commencé à discuter avec les groupes armés. Aujourd’hui, beaucoup de personnalités politiques réclament une concertation nationale. J’ai demandé à ce que l’on consulte toutes les forces vives de la nation et que l’on mette en place un comité d’organisation pour réfléchir à l’événement. La majorité et l’opposition sont là, comme la société civile ou les syndicats, et tout le monde travaille à dégager des thématiques. Nous pourrons parler de tout et la parole ne sera refusée à personne du moment qu’un cadre républicain soit observé, que la Constitution et les lois en vigueur soient respectées.
Une enquête sur des liens présumés entre des personnalités de l’opposition, comme Karim Meckassoua – qui a préféré fuir le pays -, et la CPC est en cours. N’est-ce pas un mauvais signal envoyé avant ce dialogue ?
La loi s’applique à tout le monde. C’est vrai qu’il y a des gens qui sont peut-être des leaders d’opinion qui font l’objet d’enquêtes. Mais il ne doit pas y avoir d’impunité pour qui que ce soit. Dans le cas de Karim Meckassoua, les experts des Nations unies indiquent clairement qu’il est en lien avec la CPC dans les pages 10 et 11 de leur rapport sorti en juin.
Le même rapport contient les accusations d’exactions contre l’armée centrafricaine, que vous qualifiez plus tôt d’allégations…
Oui, là aussi, c’est à la justice de faire son travail. C’est une question de cohésion sociale et de respect des victimes. Karim Meckassoua a été destitué par la Cour constitutionnelle comme d’autres députés l’avaient été par le passé. Il a été président de l’Assemblée nationale, a préféré fuir le pays clandestinement. Pourquoi se soustraire de cette manière, si ce n’est dans le but de favoriser la violence et de commettre des actes de déstabilisation ?
Jeune Afrique