Centrafrique/Assemblée nationale : ‘’Affaire Dékono’’ lue par le juriste Pr Jean-François Akandji

Publié le 11 septembre 2018 , 6:39
Mis à jour le: 11 septembre 2018 6:39 pm

 

 

Centrafrique/Assemblée nationale : ‘’Affaire Dékono’’ lue par le juriste Pr Jean-François Akandji

 

 

 

Il s’agit plutôt d’une lecture juridique faite sur l’affaire ‘’Mme Dékono’’ qui défraie la chronique à l’Assemblée nationale, par le Doyen Jean-François Akandji-Kombé Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne et à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques de l’Université de Bangui Conseiller juridique du Président de l’Assemblée nationale centrafricaine. C’est bien plus un cours de justice.

Mes bien chers étudiants,

Vous vous êtes bien reposés. Le temps est venu de la reprise, pour un monde qui n’est plus celui des plages, des barbecues arrosés, ni des fantaisies fantaisistes.

Nous sommes ici en Droit, territoire humain comme les autres. Mais territoire d’ascèse et de rigueur par lequel nous travaillons à ce que notre monde soit ou demeure ordonné, juste ce qu’il faut pour qu’il soit socialement vivable pour nous.

Voilà pourquoi je commence par vous conjurer, mes chers petits, à vous méfier des faux prophètes, « juristes » de foire par nécessité circonstancielle, ainsi que des fausses tables de la loi.

En droit, soyez-en conscients dès à présents, vos mots, vos phrases, vos ponctuations mêmes, jusqu’à vos silences, sont immédiatement significatifs. Entendez par là qu’ils ont une signification qui détermine directement le destin (ou la vie) des choses, des institutions et des gens.

En voulez-vous un exemple ? Soit.

Nous le prendrons en République centrafricaine. Dans une affaire objectivement sans envergure, mais qu’on a, au cœur du pouvoir, décidé de tirer vers des sommets.

Les faits de l’affaire et la procédure. Une Dame, peu importe son nom, nommée au Cabinet du Président d’une des institutions de la République – L’Assemblée Nationale en l’occurrence – voit son arrêté de nomination rapporté, pour des raisons qui ne présentent aucune pertinence pour le présent propos comme vous le comprendrez.

La Dame, usant de son « droit au juge », droit fondamental comme je vous l’ai toujours enseigné, saisit le juge administratif. Sa demande principale ? Obtenir du juge l’annulation de la décision qui la concerne.

Mais voilà, cette Dame est bien conseillée juridiquement. Elle sait que les jugements sur ce type de recours mettent du temps – plusieurs mois – à être rendus. Elle sait aussi, par son Conseil juridique, que le droit, y compris le droit centrafricain, par mimétisme du droit français, lui offre la possibilité de saisir aussi le juge en urgence, pour obtenir la suspension de la mesure qui la frappe (en droit on appelle cela « sursis à exécution d’une mesure administrative ») ; suspension jusqu’à ce qu’il soit statué sur le fond du dossier, et donc sur sa demande principale d’annulation.

La dame sait écouter son Conseil juridique. Elle introduit auprès du juge cette seconde demande, en même temps que la demande principale. Le juge rend sa décision en urgence. Parce que j’ai oublié de vous dire que cette seconde procédure est une procédure en urgence.

Bien entendu, et cela est normal, la décision est commentée. Mais, comme cela est aussi normal dans notre monde d’humains, où chaque acte, y compris juridique, peut être exploité à d’autres fins, vous avez des couturiers qui montent la chose en épingle, vous vendent une interprétation fantasque et fantastique, et vous tirent des conclusions dont vous avez intérêt à vous méfier.

Mais nous, nous avons à approcher ensemble le contentieux administratif au cours de cette année, dans cet amphithéâtre. Et si j’ai choisi de prendre comme cas pratique la République Centrafricaine et cette affaire là, c’est pour en tirer des enseignements qui puissent vous instruire dans votre démarche d’apprentissage du droit, du droit administratif et du contentieux administratif.

Mais, rassurez-vous, ces enseignements sont seulement de deux ordres (ça tombe bien car vous avez aussi à vous familiariser avec le plan juridique qui est en deux parties). Deux ordres dont nous prendrons la mesure en répondant à deux questions.

Première question : qu’est ce que « sursis à exécution » veut dire ? De cette manière nous comprendrons l’exacte portée de la décision déjà intervenue du juge administratif centrafricain.

Deuxième question : question prospective à propos d’une décision à intervenir, c.a.d. pas encore intervenue : quelle pourrait être la portée d’une éventuelle annulation de la décision administrative contestée ? Où nous pourrons mesurer les « effets de vague » d’une telle décision.

Décision (juridictionnelle) de sursis à exécution d’un acte administratif : qu’est-ce que cela veut dire ?

Retenez d’abord, chers étudiants, que le pouvoir reconnu au juge de prononcer le sursis à exécution l’a été pour atténuer les effets d’un principe général du contentieux administratif, selon lequel le recours en annulation contre une décision administrative n’entraîne pas la suspension d’application de ladite décision. Face à ce principe général, le législateur s’est fait la réflexion suivante. La poursuite d’application peut, eu égard aux délais longs de jugement au fond, conduire à ce qu’au moment où le juge statue, il ne pourrait donner qu’un coup d’épée dans l’eau, parce que précisément la décision attaquée aura eu des effets concrets irréversibles, parce que l’écoulement du temps aura conduit à ce qu’on ne puisse pas, en pratique, reconstituer les droits du requérant qui ont été atteint.

Voilà l’origine du référé-suspension (recours tendant à ce qu’il soit prononcé le susis à exécution d’une mesure administrative). De là la aussi la définition du sursis à exécution, selon une des références du droit administratif, comme « mesure conservatoire » prise par le juge administratif, tendant à « préserver l’avenir en prenant toutes mesures pour préserver les droits des parties et éviter que la fuite inexorable du temps enlève un intérêt à l’action » juridictionnelle (Charles Debbasch, Droit administratif, Economica).

Qu’est-ce que cette définition entraîne comme conséquence ? Hé bien :

Que la décision de sursis à exécution ne préjuge par de la décision de fond, qui sera rendue sur la question de l’annulation. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un juge décide de suspendre l’application d’une décision qu’il faut en tirer comme conclusion que cette décision sera nécessairement annuléeà la fin. Comme l’écrit un des maîtres du droit administratif, « à tout moment, il peut être mis fin au sursis par une décision d’une formation de jugement (de la juridiction administrative), quelle que soit la formation qui l’avait accordée »(A. De Laubadère, J.C. Venezia, Y Gaudemet, Droit administratif, tome 1).

Et puis il ne faudrait pas oublier que la décision de sursis est susceptible d’appel, et qu’elle peut donc être annulée par le juge administratif supérieur (le Conseil d’Etat en République Centrafricaine et, dans la plupart des cas, les chambres administratives d’appel en France).

Chers étudiants, armez-vous donc de cette première évidence pour enseigner à nos improvisés chroniqueurs juridiques et judiciaires qu’il leur faudra attendre encore un peu pour la décision d’annulation qu’ils appellent de leur vœux. Patience donc ! … est mère de sureté !!!

Quelle portée pour une éventuelle décision d’annulation de la décision administrative rapportant la nomination de notre fameuse dame dans un certain Cabinet ?

Mes chers étudiants, j’ai bien écrit « éventuel », parce que la décision en question est à venir, d’une part, et que, d’autre part, nul ne peut prétendre savoir dans quel sens le juge statuera demain (même si j’ai mon idée, n’est-ce pas, sur ce qui serait le plus rationnel d’un point de vue juridique ? … Rassurez-vous : je sais que le pays en question est un exemple d’irrationalité… Mais pas notre amphithéâtre hein !).

Bon, bref, projetons nous en avant. « En avant c’est devant » comme ils disent. Le juge, fin 2018 ou début 2019, finit donc par annuler la mesure en cause.

Alors, cher Etudiant, je vous invite à pousser un triple « youpiiii ».

Youpi 1 : parce que vous pourrez aller crier à la face de votre tante qui est nommée au Cabinet du Ministre des Mines, mais aussi de votre oncle au Cabinet du Premier Ministre, de votre talentueux cadet au Cabinet du Président de la République, voire même de cet éloigné cousin qui a réussi in extrémis à entrer au Cabinet du Président de la Haute Autorité Chargée de la Bonne Gouvernance : « je viens vous annoncer la bonne nouvelle : désormais vous exercez des fonctions protégées, vous êtes dans des fauteuils dont vous êtes inamovibles,inexpugnables… Ah ah, ils avaient dit « fonction politique » et « fonction discrétionnaires » hein ? Ah ah ils l’ont bien dans l’os ! Oncle, tante, cadet, cousin, dormez en paix ; vous pouvez manger dans ce fauteuil jusqu’à votre dernier souffle ; le juge administratif y veille ! ». Surtout prenez l’air prophétique pour dire cela, car ça peut vous valoir jusqu’à un casier de bière frelatée accompagné d’une promesse de plat de feuille de manioc succulent.

Youpi 2 : un peu plus élaboré, quand vous voudrez vous faire valoir dans les cercles faussement huppés de Bangui, à 2h du matin, à la 6ebouteille de Whisky à 3 (chaque élément de ce décor est indispensable, prenez-y garde !). Proclamez donc à la face de ces élites nocturnes et obscures : « est-ce que vous savez au moins que dans ce pays nous avons désormais une fonction publique de cabinet, avec les garanties d’emploi et la protection contre le licenciement (révocation) que cela implique ? ». N’oubliez pas d’ajouter « création d’une nouvelle fonction publique… par le juge, s’il vous plait, pas par le législateur… Révolutionnaire non ? ». Et surtout, surtout, n’oubliez pas d’éclater d’un rire gras en vous tapant la panse. C’est ainsi dans ces cercles, à cette heure perdue de la nuit où on enterre les bouteilles assassinées.

Youpi 3. Pardon. Vous avez failli oublier votre maîtresse qui végète au Cabinet du Président de cette Assemblée Nationale et qui, depuis 2 mois, n’arrête pas de vous rabattre les oreilles d’un : « ah chéri, que ferais-je en octobre quand le boss aura été destitué ? Ah copain-cochon, quelle misère en perspective ! Mais je compte sur toi hein… ». A elle vous pourrez dire, avec la sérénité de celui qui a échappé à un piège diabolique, « mais copine-céleste, que me dis-tu là ? Aucune raison de s’alarmer, n’est-ce pas ? Le nouveau Président de cette Assemblée nationale, que pourra-t-il faire à part te maintenir en poste ? Parce qu’enfin sinon il aura affaire à toi, à moi, à nous ! Mais enfin, il y a Jurisprudence administrative ou pas ? Cré-nom !!!!!!

Bon, d’accord, j’ai dit, mes chers étudiants, que vous pousseriez des Youpi. Mais bon, en êtres libres, vous pouvez aussi pousser des cris d’orfraie…plus crédibles !

Dommage, je ne pourrai pas les entendre : notre heure de cours tire à sa fin.

A la prochaine…

 

Par : Jean-François Akandji

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