Depuis le coup d’Etat de mars 2013, la crise centrafricaine a jeté environ 240,000 personnes sur les routes de l’exil vers le Cameroun et le Tchad. Ce n’est malheureusement pas la première fois. Lors des deux dernières décennies, de nombreux centrafricains ont trouvé refuge dans le sud tchadien pour échapper soit aux violences de la tristement célèbre garde présidentielle soit aux exactions de groupes armés et de coupeurs de routes. Les tensions intercommunautaires générées par cette crise pourraient s’exporter au sud du Tchad. En outre, l’afflux vers une région principalement agricole, de réfugiés centrafricains, en majorité musulmans, et dont certains possèdent du bétail, accroit la compétition sur les ressources naturelles et rend la cohabitation entre les habitants et les nouveaux arrivants difficile.
Thibaud Lesueur, analyste pour l’Afrique centrale à l’International Crisis Group, s’est rendu dans les camps de réfugiés au sud du Tchad pour évaluer la situation, le sort des réfugiés ainsi que l’impact de la crise centrafricaine sur la région.
Réfugiés et rapatriés
Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), depuis le début de la crise en 2013, plus de 113,000 personnes– réfugiés centrafricains et retournés tchadiens vivant en RCA depuis plusieurs générations – ont cherché refuge dans la capitale tchadienne Ndjamena, ainsi que dans des camps et villages au sud du pays. Certains sont venus par camions, à bord d’avions affrétés par les autorités tchadiennes à partir de Bangui ou à pieds pour les moins chanceux. S’il existe aujourd’hui une réelle prise en charge de ces populations par les organisations humanitaires, ces dernières ont été, au début de l’année 2014, submergées par le flot de réfugiés et leurs moyens demeurent encore largement insuffisants au regard des besoins de ces populations. Selon le Bureau pour la Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA), seuls 30 millions de dollars, sur les 127 millions prévus, ont été alloués pour les urgences liées à la crise centrafricaine au Tchad. La fermeture de la frontière par le gouvernement tchadien en mai 2014 est venue compliquer l’accès au pays pour les réfugiés ; et bien que le Tchad ait récemment annoncé l’ouverture prochaine d’un couloir humanitaire, son emplacement pose problème. En effet, il est éloigné des foyers de population centrafricaine et difficile d’accès pour les ONG.
Mes fils et ma femme ont été tués, je n’ai pas pu les sauver. Je suis sorti par le Cameroun avant de venir retrouver mon frère au Tchad.
Les situations les plus dramatiques concernent les réfugiés qui sont venus à pieds. Pendant des semaines ou parfois des mois de marche, ils ont été les cibles des embuscades des anti-balaka, sont arrivés affaiblis et en ordre dispersé. Parmi eux, beaucoup ont perdu des proches: « Mes fils et ma femme ont été tués, je n’ai pas pu les sauver. Je suis sorti par le Cameroun avant de venir retrouver mon frère au Tchad » (un réfugié originaire de Bouar, Goré, avril 2014). Selon un récent rapport de Médecins sans frontières (MSF) intitulé «Réfugiés centrafricains au Tchad et au Cameroun : « La valise et le cercueil » », les derniers arrivants au Cameroun et au Tchad passent la frontière dans des états de santé alarmants et beaucoup souffrent de malnutrition.
Symptôme d’une crise qui n’a épargné personne, les camps offrent un échantillon représentatif de la diversité des populations. Au sud du Tchad se mêlent ainsi des fonctionnaires, des éleveurs avec ou sans troupeaux, des agriculteurs, des commerçants ou familles de commerçants, des diamantaires, des professeurs, des étudiants et même d’anciens rebelles de la Séléka. On retrouve dans les camps de réfugiés des Peulhs Mbororo, Uda, Jaafun et Sankara, qui ont été la cible avec leurs troupeaux de miliciens anti-balaka et des commerçants arabes Missérié ou Salamat qui ont tout perdu lors des pillages. On trouve aussi, dans une moindre mesure, des agriculteurs Kaba et Gbaya qui ont fui les exactions commises par la Séléka. En outre, il est difficile de déterminer qui est tchadien et qui est centrafricain. « Les retournés tchadiens » et les réfugiés ont rarement des papiers d’identité et beaucoup déclarent être centrafricains ou ne pas avoir d’attaches au Tchad ni de familles pour les accueillir.
Sécurité et vengeance
Jusqu’à présent les problèmes de sécurité liés à ces camps ont été contenus mais des tensions émergent parfois. Les camps s’organisent et se structurent sur des bases communautaires ou même sociales. Au camp de Dosseye, les habitants de Bangui, pour la plupart d’anciens commerçants plus instruits que la moyenne, restent à l’écart. « Là-bas, ce sont des gens de Bangui, ils nous prennent de haut » (réfugié venant de Paoua, arrivé au camp de Dosseye en avril 2014).
Au sein des camps, la question de la représentation des réfugiés ravive des luttes de pouvoir anciennes en RCA. Les rivalités entre les éleveurs (majoritairement des Peulhs vivant dans la brousse) et les commerçants (majoritairement des arabes urbanisés) ont refait surface au sud du Tchad et s’expriment ouvertement: « Comme les délégués du camp sont arabes, ils nous mettent toujours de côté », confie un Peulh ; un commerçant arabe explique quant à lui « nous ne pouvons pas être représentés par des peulhs analphabètes ». Pour autant, les tensions qui se manifestent verbalement ne dégénèrent pas encore en violence.
Au sud du Tchad, la présence conjuguée d’éleveurs centrafricains et tchadiens, qui ont écourté leur transhumance en Centrafrique pour fuir le conflit, crée un phénomène de congestion. La compétition sur les ressources s’accroit et les incidents entre agriculteurs et éleveurs se multiplient. La combinaison de l’arrivée de nouveaux troupeaux et du blocage de la transhumance vers la Centrafrique pendant la saison sèche entraine ainsi une saturation des pâturages et complique la cohabitation entre populations locales et nouveaux arrivants.
« Les autorités nous bloquent », explique un réfugié de Bouca, arrivé à Sido en mars. « Ce n’est pas nous qui décidons où nous devons être ou où nous devons aller, ce sont nos troupeaux. Si on reste, nos bœufs vont mourir. En plus, les militaires veulent nous désarmer alors que nos armes nous servent pour nous défendre».». A Mbitoye, ville située sur un couloir traditionnel de transhumance et qui sert aujourd’hui de zone de transit pour de nombreux éleveurs ayant fui les conflits, un représentant des autorités locales estime impossible d’encadrer le mouvement des éleveurs : « on ne peut pas contrôler les éleveurs, peut-être que certains passeront par le Cameroun, peut-être que d’autres passeront la frontière, il sera difficile de les contenir ».
Le désir de vengeance est fort dans ces camps. Si jusqu’ici les forces armées tchadiennes ont globalement réussi à maintenir le calme au sud du pays, les incidents sont fréquents et la tension reste palpable au sein des camps. A Mbitoye, les habitants évoquent plusieurs incursions des anti-balaka du côté tchadien de la frontière pour voler du bétail au début de l’année 2014. Par ailleurs, des mouvements pendulaires de jeunes éleveurs armés réfugiés au Tchad et passant la frontière pour se venger ont été observés. Si la fermeture de la frontière en mai a considérablement réduit ces mouvements, d’autres réfugiés évoquent depuis des départs réguliers de groupes de jeunes vers la Centrafrique : « Nous voyons toutes les semaines des jeunes rejoindre la RCA pour se faire enrôler dans les groupes armés » (un étudiant, camp de Dosseye). Les camps au sud ne sont pas hermétiques aux influences extérieures et les informations qui circulent suffisent parfois à convaincre des jeunes vulnérables de s’enrôler dans les groupes armés : « Au camp, on dit qu’on peut toucher 75 000 FCFA si on rejoint la Seleka » (un réfugié, camp de Dosseye). Cette tendance est confirmée par des membres du Détachement pour la protection des réfugiés et des humanitaires qui précisent cependant que ces cas restent isolés.
Conscient de ce phénomène, le président tchadien Idriss Déby a mis en garde ceux tentés par la vengeance, durant une visite dans la région en mai. Depuis, les autorités tchadiennes ont essayé de désarmer les pasteurs et de sensibiliser les jeunes, mais la tâche est complexe. A Goré, les autorités ne font pas mystère d’une situation tendue: « A Danamadja, les jeunes sont parfois très agressifs et très revanchards, nous sommes en train de gérer une population explosive et nous n’avons pas assez de moyens pour gérer cette situation ».
Rentrer chez soi
La pluralité d’origines et d’identités sociales suscite des envies de retours contrastées. A Sido et Danamadja, certains commerçants arabes centrafricains confient avoir tout perdu et ne plus vouloir retourner en Centrafrique. Beaucoup d’entre eux ont l’intention d’ouvrir des commerces au Tchad et de s’intégrer dans le tissu économique et social tchadien : « S’il y a de la sécurité, nous réussirons à recommencer depuis le début ici. Nous irons à Sarh ou à Moundou » (un réfugié, originaire de Bangui, arrivé à Sido en février 2014).
A l’inverse, d’autres comme les Peulhs centrafricains disent ne pas vouloir rester au Tchad, ne pas y avoir d’attaches et être décidés à rentrer dès que le conflit centrafricain aura baissé d’intensité. Beaucoup d’entres eux insistent sur le fait qu’ils n’ont pas de famille au Tchad, n’ayant jamais vécu dans le pays. Au camp de Danamadja, un vieux peulh centrafricain qui a perdu tout son troupeau évoque même une possible reconversion : « j’ai des amis qui travaillent dans le diamant et d’autres dans le commerce général, je vais voir ce que je peux faire pour retravailler ». Tous mettent l’accent sur une cohabitation apaisée avec le reste de la population centrafricaine avant la crise et regrettent l’amalgame Seleka-musulmans : « on nous a pris pour des Seleka, parce que nous sommes musulmans » confie un Peulh avant d’ajouter « si la crise prend fin, on reviendra en Centrafrique et on recommencera comme avant ». Alors que certains réfugiés demeurent optimistes, d’autres réalisent qu’en raison du degré de violence en Centrafrique, la réconciliation sera certainement longue et difficile. Pour eux, c’est la perspective d’un retour qui s’éloigne.
International Crisis Group.