À la mi-janvier, dans le nord-est du pays, au moins une trentaine de civils ont été tués dans un massacre imputé aux forces armées locales épaulées par la société privée de mercenaires russes. Un déchaînement de violences qui pourrait être lié au manque de rentabilité de Wagner dans ce pays. À l’abri des regards, les exactions continuent.
Que s’est-il passé exactement les 16 et 17 janvier 2022 dans la région de Bria, dans le nord-est de la Centrafrique (RCA) ? Selon plusieurs sources dignes de foi, des mercenaires de la société russe Wagner et l’armée centrafricaine (Faca) auraientouvert le feu contre les villageois d’Aïgbado et de Yanga, à 75 et 143 kilomètres de Bria.
Plusieurs dizaines de morts
Bilan de ces deux attaques : au moins trente morts, selon l’ONU. « Entre 65 et 68 », corrige une source militaire proche du dossier. « Il est fort probable que des rebelles aient été présents dans la localité », écrivent des sources sécuritaires françaises dans une note que La Croix a pu consulter, soulignant qu’« il est impossible de discriminer formellement la part de civils et de combattants tués. De nombreux témoignages ont toutefois rapporté des exécutions sommaires, des enlèvements et des tirs discriminés sur des civils ». Selon les journalistes de l’agence d’information centrafricaine CNC, le bilan de ces attaques s’élèverait même à plus de 70 victimes.
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ENQUÊTE. Wagner, des mercenaires au service de Poutine
Pour faire la lumière sur ces exactions, la mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca) a ouvert une enquête sur cette double tuerie. Mais « l’accès à la localité a été bloqué par des véhicules des forces loyalistes et des patrouilles onusiennes se sont vues interdire un accès libre à la localité (escorte permanente par des éléments Wagner) », souligne la note.
Démentis
Le gouvernement centrafricain dément catégoriquement ces informations. « C’est une campagne d’acharnement contre les Faca et nos alliés. Ils veulent les présenter comme des assassins du peuple centrafricain », explique le porte-parole de la présidence de la République, Albert Yaloké Mokpème en accusant les médias français d’être les auteurs de cette manipulation.
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Alexandre Ivanov, conseiller à la présidence centrafricaine et représentant des « instructeurs » russes sur place, assurait le 5 février : « En ce moment, nous assistons à l’activation de ressources d’information de propagande qui gagnent de l’argent en inventant des nouvelles, calomniant les spécialistes russes et la Russie (…). Les instructeurs sont accusés de crimes qui auraient été commis à des centaines de kilomètres de l’endroit où ils se trouvent. Que vont-ils ensuite proposer ? Wagner sur Mars ? »
Des exactions par centaines en RCA
Interrogé par La Croix sur les événements de Bria, un proche collaborateur du secrétaire général de l’ONU dit attendre le résultat de l’enquête, en précisant toutefois que « ce ne serait pas la première fois que Wagner serait impliqué dans des exactions en RCA ». À la mi-2021, le groupe d’experts de l’ONU chargé de la Centrafrique avait déjà dénoncé les crimes attribués aux forces de sécurité centrafricaines et aux paramilitaires russes lors de leurs opérations conjointes. Le gouvernement centrafricain avait lui-même reconnu en octobre dernier une partie de ces crimes.
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EDITO. Wagner, l’armée qui n’existait pas
Depuis le mois de décembre, Wagner appuie les milices animistes et chrétiennes anti-balaka « pour mener des opérations et des exactions », souligne la note. Ces milices, poursuit-elle, « participent à l’intensification des exactions en province, Wagner instrumentalisant les clivages intercommunautaires entre les populations peule, musulmane et chrétienne pour agir en toute impunité et renforcer son assise. »
Wagner en difficulté financière
Comment comprendre un tel déchaînement de violences ? « Wagner est de plus en plus aux abois en RCA », répond un observateur qui a requis l’anonymat. La société ne gagnerait pas assez d’argent dans ce pays pour être une affaire rentable aux yeux de son principal actionnaire, l’oligarque russe Evgueni Prigojine. Même si elle a obtenu l’exploitation de zones diamantifères dans le nord-est du pays, qu’elle a monté un trafic d’or entre Bria et le Soudan, selon cette même source, la rentabilité de son intervention en RCA ne serait pas au rendez-vous.
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ANALYSE. Centrafrique : Moscou, l’indispensable allié
Surtout depuis que sa surveillance des douanes lui a été retirée par le premier ministre Henri-Marie Dondra. « Pour se payer, Wagner est contraint d’étendre son contrôle sur les zones d’extractions diamantifères qui se trouvent à Aïgbado. Le 16 et le 17 janvier, elle est intervenue violemment pour s’imposer dans cette nouvelle zone », assure l’observateur.La note confirme que « les artisans miniers sont régulièrement taxés, pillés et/ou exécutés » par Wagner.
Selon le site d’information CNC, la société russe réclamait six mois d’arriérés au gouvernement centrafricain du premier ministre Henri-Marie Dondra.
La colonne infernale
Jugé trop peu conciliant avec les Russes, ce dernier a été démis par le président Touadéra, le 7 février, et remplacé par Félix Moloua, au profil plus russo-compatible. « Son départ est bien lié à l’incapacité du gouvernement centrafricain à payer Wagner », dit notre source militaire. Un remaniement politique qui coïncide avec une offensive des mercenaires russes dans les zones diamantifères de la Haute-Kotto (Nord-Est) et aurifères de l’Ouham (Nord-Ouest).
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EXPLICATION. Mali : l’ombre des paramilitaires russes de Wagner
« L’opération de nettoyage a commencé au début février en suivant l’axe de Bria à Ouadda et Sam-Ouandja », confie l’observateur, avant d’établir la liste funèbre de leurs derniers crimes : le 12 février, assassinat de Zakaria Damane (leader du Rassemblement patriotique pour le renouveau de la Centrafrique) et de 5 personnes ; le 14 février,exécution de 16 personnes dans un chantier minierde Ouadda ; le 15 février, 6 tués dans une nouvelle mine ;le 19 février, attaque de la mine de Boungouziti à 45 km de Ouadda…
Faute de rentabilité, bientôt le départ de Wagner ?
Cette colonne infernale dont le mode opératoire rappelle celui des 16 et 17 février dernier bénéficierait de la protection de Bangui. « Le gouvernement se trouve dans un étau, jugele chercheur Thierry Vircoulon, de l’Institut français de relations internationales. D’un côté, ses caisses sont vides en raison de la suspension, par ses principaux bailleurs dont la France et l’Union européenne, de leurs aides budgétaires. Et de l’autre, il est sommé par Wagner de lui verser les paiements qu’il lui doit. »
Ce défaut de rentabilité va-t-il conduire Evgueni Prigojine à retirer ses pions de la RCA ? D’autant que son arrivée au Mali et la crise en Ukraine mobilisent ses hommes. « On assiste déjà à une diminution des effectifs en RCA au profit de ces régions du monde », remarque l’observateur. « Wagner ne partira pas tout de suite de la RCA, tempère la source militaire. La Centrafrique est un laboratoire où les Russes expérimentent l’outil Wagner pour se réimplanter en Afrique. Moscou poursuit des buts politiques et stratégiques, même à fonds perdu. » Un nouvel outil d’autant plus dangereux et efficace qu’il jouit, en Centrafrique, d’une totale impunité.
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Wagner en Centrafrique
- Le nombre de mercenaires de la société Wagner en Centrafrique n’est pas connu. Moscou ne reconnaît officiellement la présence que de 1 135 « instructeurs non armés », mais les ONG opérant sur le terrain, la France et l’ONU affirment qu’une partie d’entre eux sont des hommes de Wagner.
- Le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian l’a accusé le 17 septembre 2021 de se « substituer » à l’autorité de l’État et d’en « confisquer la capacité fiscale ».
- En raison du contrôle exercé par Wagner sur les Forces armées centrafricaines (Faca), la mission de l’UE à Bangui a suspendu sa mission de formation des forces armées centrafricaines depuis le 15 décembre 2021.
- La présence de cette société est aussi signalée en Libye, au Soudan et au Mali et elle est intervenue au Mozambique. En dehors de l’Afrique, Wagner est engagée en Syrie et en Ukraine.