Il est risqué d’être musulman à Bangui. Des quelque 20 000 adeptes de l’islam qui résidaient dans la capitale il y a un an, il n’en resterait qu’entre 2000 et 5000, soit moins de 1% de la population. La quasi-totalité d’entre eux vivent désormais au «kilomètre cinq» (PK5), secteur mal en point qu’ils ne peuvent quitter qu’au péril de leur vie.
PK5 a mauvaise réputation. La nuit, les coups de feu résonnent dans les rues. Outre quelques véhicules d’humanitaires et les blindés de la MISCA – une mission de paix sous conduite africaine -, rares sont ceux qui s’y aventurent. La police et la gendarmerie n’y patrouillent plus depuis huit mois et les taxis, baromètres sur quatre roues des dangers de la ville, s’arrêtent à quelques centaines mètres du quartier.
«Regarde autour de toi. Peux-tu croire qu’ici, c’était le plus important marché de la ville?», lance un jeune vendeur de cigarettes, posté à l’entrée du quartier. Des boutiques abandonnées, placardées, donnent sur l’artère principale, tristement surnommée le «couloir de la mort» en raison du nombre de personnes qui y ont été abattues.
Si personne dans le quartier ne parle ouvertement d’épuration ethnique, l’opinion des musulmans de PK5 s’exprime par des graffitis qui tapissent les bâtiments. Ornés de croix gammées, ceux-ci dénoncent les exactions des «anti-balaka», une milice d’autodéfense majoritairement chrétienne, et l’incapacité des forces militaires françaises déployées en Centrafrique à les protéger. Quelques slogans comparent le sort des musulmans de Bangui au génocide des Tutsis, perpétré au Rwanda il y a exactement 20 ans.
Pour les musulmans, le secteur est une prison à ciel ouvert. «Nous sommes coincés ici, et la vaste majorité ne peut pas travailler. Moi, je ne peux plus suivre mes cours à l’université», ajoute le jeune vendeur.
La vie des musulmans de Bangui a basculé le 6 décembre dernier lorsque les anti-balaka ont lancé une offensive pour repousser les rebelles de la Séléka. Appuyés par des musulmans tchadiens et soudanais, ces rebelles avaient renversé le président François Bozizé en mars 2013. Et ils multiplient les exactions sur la population.
Assimilés à la Séléka, les civils musulmans sont devenus les principales cibles des anti-balaka. Le conflit, qui a dès lors pris une dimension religieuse, a poussé les musulmans à se réfugier à PK5.
Balla Ibrahim reçoit La Presse dans un semblant de cour intérieure ceinturée de panneaux de tôle. Pour tuer le temps, ses enfants s’amusent à effrayer les poules dans un nuage de poussière. «Je n’ai jamais vu de ma vie une situation pire que ces derniers mois. On prend quelqu’un, on lui coupe les mains, le sexe, on l’éventre. On lui arrache les yeux et on lui coupe la tête.»
Dans le regard du musulman de 54 ans se lisent alternativement résilience et fatalisme. «Nous avons enterré des centaines de morts décapités et sans mains. J’en suis tombé malade pendant plus de deux semaines.» Sa belle-mère septuagénaire, également témoin de l’inimaginable, écoute silencieusement, figée par le chapelet d’horreurs qu’égrène son gendre.
L’incompréhension est totale, car en Centrafrique, où cohabitent près de 90 ethnies différentes, les questions religieuses n’ont jamais constitué un facteur de division. «Nous étions des frères. Nous sommes allés à l’école ensemble et nous nous marions ensemble. Aujourd’hui, nos frères chrétiens ont tué nos proches, ils empêchent nos enfants d’étudier et d’aller à l’hôpital.»
La mosquée de l’attente
Plus de 400 mosquées auraient été saccagées en Centrafrique. À Bangui, seules les cinq mosquées de PK5 sont aujourd’hui intactes. La principale a d’ailleurs été transformée en camp de déplacés.
Ici et là, des vieillards égrènent leurs chapelets musulmans, des femmes écrasent du manioc dans un mortier pour nourrir leurs enfants, assis sur la terre battue, les plus jeunes assistent à un enseignement coranique. Quoiqu’appréciée, l’aide humanitaire ne suffit pas.
Vêtu d’un kami d’un blanc immaculé, l’imam Tijani déplore la situation: «Les gens doivent dormir sous des arbres. Lorsqu’il pleut, nous ouvrons la mosquée pour les héberger. Les femmes enceintes sont installées chez moi, dans une chambre. Il est impossible d’avoir des soins adéquats.»
C’est d’ailleurs ce qui aura eu raison de la mère de Zara Sybu. «Elle n’a pas été soignée et elle est morte vendredi dernier», confie la brillante et coquette adolescente de 16 ans. L’orpheline, qui rêve d’être mathématicienne ou pilote d’avion, est assise à l’écart, tenant contre son sein un nouveau-né de 5 mois. «À part mon fils, je suis toute seule ici. Je dors là, contre le mur de la mosquée», dit-elle, en montrant du doigt quelques couvertures.
«Ça n’est pas une vie», répètent les déplacés rencontrés. Leur plus grande crainte, au-delà de la misère quotidienne, c’est une femme d’une soixantaine d’années qui la formulera: «Comment peut-on nous laisser tomber de cette façon? J’ai peur que cette situation devienne normale et qu’on finisse par nous oublier.»
Des représentants du gouvernement, des milices et des communautés religieuses de Centrafrique ont signé un accord de cessation des hostilités, cette semaine, lors d’une rencontre à Brazzaville, capitale du Congo. L’accord est extrêmement fragile. Les délégués ne se sont pas entendus sur les procédures devant mener au désarmement et à la démobilisation des combattants. De plus, les divisions internes au sein de la Séléka et des anti-balaka risquent de plomber l’entente. À l’occasion de ce forum, la Séléka a posé l’acceptation du principe d’une division du pays comme préalable à toute signature d’accord, une position rejetée par la majorité des négociateurs. «Le préalable de tout, c’était la cessation des hostilités», a déclaré au sortir de la rencontre la présidente de transition centrafricaine, Catherine Samba-Panza.
– Avec l’Agence France-Presse
Chronologie des événements
Mars 2013
Renversement du gouvernement de la République centrafricaine (RCA) par la Séléka, une coalition rebelle appuyée par des mercenaires tchadiens et soudanais. Michel Djotodia, à la tête des troupes, devient le premier président musulman de la Centrafrique.
Mars à octobre 2013
Multiplication des exactions contre la population par des membres de la Séléka.
Octobre 2013
Contre-attaque des anti-balaka, une milice d’autodéfense majoritairement chrétienne. Leur objectif: repousser la Séléka.
Décembre 2013
Offensive des anti-balaka sur Bangui, la capitale. Les civils musulmans sont pris pour cibles. Déploiement de l’opération militaire française Sangaris et des forces de l’Union africaine (MISCA) afin de désarmer les milices et d’empêcher un nettoyage ethnique.
Janvier 2014
Démission de Michel Djotodia. Catherine Samba-Panza devient chef de l’État de transition. Les affrontements se poursuivent.
Juillet 2014
Signature d’un accord de cessation des hostilités.
La Centrafrique en bref
- Population: 4,7 millions d’habitants
- Taux d’alphabétisation des adultes (15 ans et plus): 55%
- Religions: animisme, christianisme, islam
- Indice de développement humain: 180e sur 186 pays
- Croissance démographique: 2%
Sources: INED 2013, BM 2012, DGT 2013, PNUD 2013
Déplacement de population 2013-2014
- De 600 000 à 1 million de Centrafricains sont déplacés (13% à 22% de la population)
- 370 000 Centrafricains sont partis pour le Cameroun, le Tchad, la RDC et la République du Congo
- 2,5 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire (55% de la population)
Source: UNHCR
Des crimes qui ébranlent la psyché
Démembrements et scènes de torture. Lapidations et décapitations. Viols et actes de cannibalisme. La violence des crimes commis en Centrafrique ébranle la psyché de ceux qui la subissent. Hélène Thomas, psychologue pour Médecins sans frontières, panse les blessures de l’âme des victimes et des témoins de ces atrocités. Entre deux patients, elle s’est entretenue avec La Presse.
Quels types de patients rencontrez-vous?
Je vois des gens qui sont blessés par balles, à la machette, mais aussi des personnes qui ont été enlevées, séquestrées, amputées, torturées, ou qui ont été témoins de scènes extrêmement difficiles. Pour des raisons culturelles et spirituelles, leur degré de tolérance est plus élevé que le nôtre. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas traumatisés. On retrouve les mêmes constantes: cauchemars, flash-back, sentiment que la scène peut se reproduire, maux de ventre, impression de poids sur la poitrine qui entraîne des problèmes respiratoires…
Peut-on espérer guérir ces traumatismes?
Soyons francs: il est impossible d’oublier. Néanmoins, nous pouvons tenter de faire disparaître les émotions liées aux traumatismes. Quant aux croyances de type animiste, présentes en Centrafrique, je les utilise comme des ressources. Avec une patiente qui croyait être victime d’un mauvais sort, il m’est arrivé d’écrire une prière significative que nous avons récitée ensemble dans une sorte de rituel. Cela l’a apaisée. Mon rôle n’est pas d’imposer l’approche psychologique occidentale, mais de trouver avec eux des outils qui les aideront.
La violence des crimes alimente-t-elle le conflit?
Pas nécessairement. Comme elle ne dure pas depuis toujours, la guerre n’est pas une normalité pour les Centrafricains. Contrairement à des régions où j’ai travaillé comme le Proche-Orient, où les conflits s’étendent sur des générations, les Centrafricains connaissent la paix et ils l’espèrent. Par contre, ils ont un fort sentiment d’injustice qui peut alimenter le besoin de vengeance: pourquoi doit-on m’amputer? Pourquoi m’a-t-on séquestré? Pourquoi ne pourrai-je plus nourrir ma famille parce que je suis handicapé? Avec eux, il faut naviguer entre ces considérations contradictoires.
Confidences d’un anti-balaka
La rencontre doit se dérouler dans un boui-boui situé à l’extérieur d’un quartier populaire de Bangui. Sébastien Wénezoui a récemment troqué ses habits kaki de combattant contre la sobriété d’un pantalon noir et d’une chemise blanche. «Une sorte de drapeau blanc vestimentaire», indique d’un air pince-sans-rire le coordonnateur adjoint des anti-balaka.
Car malgré les flambées de violence qui balaient le pays, le numéro deux de la milice d’autodéfense majoritairement chrétienne estime que l’heure est à la réconciliation: «Les anti-balaka et la Séléka, nous devons tous travailler pour que les affrontements cessent. C’est primordial.»
Les mots «paix», «réconciliation» et «pardon» se succèdent dans un discours pacifiste avec lequel il est difficile d’être en désaccord. Le sourire de Sébastien Wénezoui s’obscurcit toutefois dès qu’il est question du désarmement des anti-balaka. Le ton froid du combattant refait surface: «Nous ne sommes pas contre, mais nous croyons que c’est avant tout à la Séléka et aux musulmans de désarmer.»
L’homme ne s’en cache pas: il nourrit une certaine rancoeur à l’égard de ce conflit qui divise le pays depuis mars 2013. «La Séléka est débarquée avec des mercenaires tchadiens et soudanais. Ils ont ravagé le pays. Nous n’avions pas d’autres choix. Nous devions réagir et défendre les Centrafricains pour chasser les étrangers et les musulmans qui nous attaquent.»
Selon lui, les combattants anti-balaka – pour la plupart des jeunes recrutés dans les régions – sont «des patriotes» qui se battent au nom de la Centrafrique. «Et le gouvernement devrait nous reconnaître comme tels, reconnaître que nous avons délivré le pays.»
Des croyances ancestrales
Les origines de cette milice se trouvent dans les croyances animistes centrafricaines ancestrales. Pour en faire partie, les combattants doivent se soumettre à des rites initiatiques et épingler des grigris sur leurs vêtements, qui les prémunissent contre les blessures provenant d’armes ennemies, rappelle Sébastien Wénezoui: «Les balles et les grenades des Séléka ne peuvent pas nous tuer. C’est notre particularité. C’est ce qui nous a permis de les repousser.»
Quant aux exactions commises par des anti-balaka sur des civils musulmans, le milicien balaie du revers de la main toute responsabilité de ses troupes. Certains musulmans ont mérité leur sort, estime-t-il. «Mais nous sommes prêts à pardonner à nos frères musulmans. Ceux qui sont ici depuis des générations sont des Centrafricains comme nous; ils peuvent rester. Ceux qui sont venus avec la Séléka doivent repartir… Ils n’ont rien à faire ici.»