samedi, novembre 16, 2024
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Le cardinal Nzapalainga raconte son combat pour la paix en Centrafrique

 

L’archevêque de Bangui, qui avait accueilli le Pape François en 2015 pour une visite marquant le “prologue” du Jubilé de la Miséricorde, raconte dans un livre son parcours et son engagement pour la réconciliation de son peuple marqué par une guerre civile.

 

Le cardinal Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui en République centrafricaine, vient de publier avec la journaliste Laurence Desjoyaux un livre intitulé Je suis venu vous apporter la paix, paru aux éditions Médiaspaul.

Il y revient en détail sur son parcours de religieux spiritain, appelé à 42 ans en 2009 à la tête du diocèse de Bangui, où il a déployé une inlassable activité en faveur de la paix et de la réconciliation du peuple centrafricain, fracturé par une guerre civile. En créant la “Plateforme de Paix interreligieuse de Centrafrique” avec l’imam Omar Kobine Layama et le pasteur Nicolas Guérékoyaméné-Gbangou, le cardinal Nzapalainga a développé une méthode de prise de parole qui a permis de désarmer des miliciens et d’éviter que les affrontements ne dégénèrent en guerre de religion voire en génocide. Ses efforts ont été encouragés par le Pape François lors de sa visite à Bangui en novembre 2015.

Malgré les violences qui continuent à se produire dans plusieurs régions du pays, l’archevêque de Bangui, élevé à la pourpre cardinalice en 2016 et devenu alors le plus jeune membre du Sacré-Collège, continue à déployer son action ancrée dans l’Évangile et à en témoigner au-delà des frontières centrafricaines, dans le reste de l’Afrique et dans le monde. C’est à l’occasion d’un de ses passages à Rome que nous l’avons reçu, le vendredi 30 avril, dans les studios de Radio Vatican.

Entretien avec le cardinal Nzapalainga

Avant de revenir sur votre parcours personnel, revenons tout d’abord sur une image qui a marqué le monde entier: ce voyage presque “miraculeux” du Pape François à Bangui en novembre 2015, avec l’ouverture de la Porte sainte de la cathédrale de Bangui, en prologue de l’Année sainte de la Miséricorde. Quelle trace ce voyage du Pape François à Bangui a laissé dans l’âme de votre peuple?

 

Le passage du Pape a été comme une lumière qui arrive dans les ténèbres, car nous étions prisonniers de la violence, prisonniers aussi du désespoir, de l’angoisse, et on ne voyait pas par quel bout sortir de ce tunnel. Le Pape, en venant d’un autre pays, nous a rassemblés, nous a apporté la paix, nous a apporté l’espoir. Aujourd’hui, pour les gens, musulmans, protestants, catholiques, quand vous parlez du passage du Pape, ça a un sens.

Oui, les gens se souviennent parce que c’est l’homme de la paix, l’homme qui a osé aller chez les musulmans, qui a osé enlever ses chaussures pour aller prier… Pour les musulmans, quelle marque de respect! L’homme qui a osé, chez les protestants, alors qu’on lui avait préparé un espace pour rester assis, se lever, pour parler. Quelle simplicité, quelle humilité! L’homme qui a osé faire ce que dans l’histoire, on n’a pas pu faire: ouvrir une Porte en dehors de Rome. Pour les catholiques, c’est inouï! Et nous nous retrouvons, et nous nous souvenons, et pour nous le passage du Pape est un don de Dieu.

 

Vous êtes vous-même né en 1967 dans une famille mixte, d’un père catholique et d’une mère protestante, et c’est dans l’église protestante que vous avez reçu le baptême. Cette atmosphère œcuménique dans laquelle vous avez vécu votre enfance, est-elle à la racine de votre capacité à aller vers l’autre au-delà des barrières confessionnelles?

Je suis tombé dans l’œcuménisme par ma naissance, par mes parents. L’œcuménisme m’a été donné par mes parents, parce que je les ai vus vivre! Combien de fois, papa, catholique accueillait des chrétiens catholiques, et maman, disponible, les accueillait et était là. On ne voyait pas d’animosité, on sentait vraiment le respect, l’estime, l’accueil vice-versa. C’est là où je suis né, et dont j’ai été marqué.

Ce ne sont pas seulement des mots, ce sont des réalités: quand on voit un père catholique et une mère protestante avec leurs coreligionnaires, qui viennent pour prier, et que l’autre se sent proche et donne un coup de main, que l’autre exprime son respect, ça vous marque. On se dit: «Oui, il est possible d’avancer. Même si nos chemins sont différents, ils peuvent se croiser.» Et chez moi, les chemins se sont croisés à travers l’œcuménisme.

 

Vous racontez dans votre livre une enfance joyeuse, malgré la pauvreté. Vous n’aviez pas beaucoup de livres ou de vie culturelle, mais vous étiez heureux. Cette expérience intime de la pauvreté, est-ce que c’est finalement la condition pour être vraiment écouté par le Seigneur, et pour être disponible à la rencontre avec le Seigneur?

Le Psaume 33 dit: «Quand un pauvre crie, le Seigneur écoute»… Le pauvre n’a pas grand chose, sa richesse, c’est Dieu. Finalement si on va au fond des choses, tous, nous sommes pauvres! Ce n’est pas seulement la pauvreté matérielle, il y a plusieurs types de pauvreté. Il faut descendre de notre piédestal, et descendre pour voir que nous sommes finis, que nous sommes limités, et que nous avons des zones de pauvreté.

Dieu seul peut les combler et Il le fait à travers plusieurs canaux, plusieurs médiations, des hommes, des femmes, des événements, pour que nous puissions voir qu’Il existe. Et moi je peux dire que cette pauvreté a creusé en moi le désir de Dieu, qui était là par mes parents, qui priaient, mes parents qui avaient Dieu comme rocher. Et pour moi, c’est important: mon cheminement vient du fait que pour moi-même qui était pauvre, le Dieu qui est venu dans notre pays, dans notre monde, est un Dieu qui vient pour les pauvres.

Oui, il vient enrichir les pauvres. Si le pauvre ouvre ses bras, ouvre son cœur, et L’accueille, son cœur sera rempli de sa présence et il pourra la diffuser.

 

Alors justement, à propos de ce désir de Dieu, comment s’est forgé votre appel personnel à la vocation religieuse?

Le désir de Dieu est venu du fait que moi-même, accompagnant ma maman à l’église protestante, et baptisé aussi à l’église protestante, j’ai constaté que mon papa ne venait pas le dimanche avec nous et j’ai demandé: «Est-ce que je peux aller voir où prie mon papa?» On m’a accordé la permission de m’y rendre, et je suis parti, et je ne suis plus revenu. J’y suis allé, et j’ai vu une autre liturgie, une autre manière de prier.

Le Seigneur m’a appelé là, et j’ai dit à maman: «Je ne veux plus partir avec vous. Je pars avec papa.» J’ai demandé à être enfant de chœur et aussi à faire la catéchèse, pour faire la première communion. Tout est parti très vite, comme le prêtre qui était là venait à la maison pour prier avec papa et les autres chrétiens, moi j’ai été séduit, marqué par un homme, un témoin de la Bonne Nouvelle. Ce prêtre néerlandais, le Père Léon, un spiritain qui venait chez nous, c’est lui qui m’a donné envie. Je me suis dit: «Moi je veux faire comme lui !».

C’est comme le rêve d’un petit enfant qui a envie de suivre un grand joueur, en disant «moi aussi, plus tard, je veux être comme Zidane, Ronaldo ou encore Benzema», il donne des noms parce qu’il a vu comment ils jouent et il veut les imiter. Moi aussi je veux l’imiter (ce missionnaire, ndlr) mais après il faut aller plus loin que ça: lui c’est un tremplin pour m’ouvrir la porte, pour découvrir le véritable témoin, Celui que je cherche: c’est-à-dire le Christ, Dieu lui-même.

 

Ensuite vous êtes rentré dans la congrégation des spiritains, et comme jeune religieux, vous avez passé dix années en France de 1994 à 2004, d’abord en région parisienne et ensuite à Marseille dans une école des Apprentis d’Auteuil, avec des jeunes en grande difficulté. Cette expérience a été parfois violente et douloureuse. Quel est le regard que vous portez aujourd’hui sur l’Europe et sur la France? Derrière l’indifférence religieuse apparente, est-ce que vous y voyez les signes d’une soif de Dieu malgré tout?

Le regard que je porte sur l’Europe, en tant qu’homme de Dieu, est un regard d’espérance, un regard de miséricorde. Un regard d’espérance parce que Dieu continue à tendre la main à l’homme, à la femme, pour revenir vers Lui. Les événements de ce monde, des hommes, des femmes peuvent nous écarter pour un temps, de Dieu mais il est toujours là, il nous fait des clins d’œil. Il attend. Cette tendresse-là ne disparaît pas.

Je pense que le Seigneur prépare quelque chose pour cette Europe et lui-même, il a le secret, mais il me demande de contribuer, de nous engager pour que sa présence ne s’efface pas dans le cœur, dans la tête, dans les familles, dans le paysage, dans la culture. Qu’Il soit là parce que c’est Lui, comme lumière, qui éclairera ce que nous aurons à construire à entreprendre, nos décisions. Sinon nous allons rester au niveau horizontal donc je pose un regard d’espérance en disant que le Seigneur continue à veiller.

Pour nous, humainement, on peut penser que tout va au déclin, tout va être fini… Non, ça c’est le regard humain. Mais le Seigneur a un secret, le Seigneur prépare quelque chose, et nous voyons toujours, dans les moments d’épreuves, qu’il y a toujours quelque chose. Même la femme qui accouche a quelque chose. On dit souvent «après la pluie vient le beau temps», et nous attendons cette aube nouvelle, et je la vois aussi poindre à l’horizon.

Il y a des jeunes dynamiques, engagés, qui expriment leur foi, et à l’occasion du Covid, j’ai vu des jeunes qui veulent aller à l’église, qui veulent prier, qui veulent être proches de Dieu. Je me dis: voilà un clin d’œil du Seigneur pour nous. Peut-être que certains ne savaient pas qu’à 15 ans, 20 ans, on peut trouver des jeunes dynamiques, engagés, qui veulent témoigner de leur foi. Les JMJ sont toujours là pour nous le révéler. Nous voudrions que ces jeunes-là inscrivent leur engagement, leur foi, dans le long terme, pas pour un moment épisodique, mais pour un moment régulier. Donc je pose un regard d’espérance sur l’Europe, et j’espère que le Seigneur est en train de faire les choses.

Moi-même j’ai passé 10 ans (en France, ndlr) avec des moments parfois difficiles, douloureux. Il ne faut pas penser que c’était la belle époque, le passé, et que maintenant c’est difficile, ou que c’est la belle époque maintenant et que le passé était difficile. Non! Chaque histoire, chaque culture, chaque moment a ses difficultés propres, mais il nous appartient, et moi je me réfère à Dieu pour rechercher des solutions, pour offrir des alternatives à ces difficultés qui se présentent à moi. Quand j’avais des jeunes difficiles qui voulaient pas écouter des cours, qui voulaient en découdre avec moi, moi je me référais à Dieu, je priais.

C’est comme ça qu’un jour un jeune est venu me demander: «Qu’est-ce qu’il faut faire pour vous faire craquer? Parce que nous, on voudrait que vous puissiez nous laisser tranquille, ne pas enseigner votre cours, que nous ne voulons même pas écouter.»  Et je lui ai dit: «Est-ce que tu vois Dieu?» Il me dit «non» . Alors je lui ai dit: «Si tu si tu veux me faire craquer, va d’abord faire craquer Dieu que tu ne vois pas, et ensuite tu viendras me faire craquer».

Il m’a regardé longtemps, puis il m’a tapé dans la main et on est devenus des grands amis, parce que là ils ont vu qu’ils essayaient de tester, mais moi je me suis appuyé sur le rocher.

Et dans ce monde je souhaite et je prie pour que beaucoup d’adultes s’appuient sur le rocher, et pour que les jeunes viennent s’appuyer sur eux. Parfois, on n’est même pas sûrs de nous, alors comment on peut rassurer les autres! L’enfant il attend que son père soit solide, costaud. Bien sûr, il a ses faiblesses, ses limites, mais qu’il puisse tenir sa main. Si à peine il tient sa matin, il tombe déjà, sur qui va-t-il s’appuyer? C’est une grande question pour moi, sur qui nous appuyons-nous. Moi je m’appuie sur Dieu et je prie, et je demande à ce que beaucoup d’adultes regardent vers ce Dieu. En s’appuyant sur le rocher, les autres viendront vers nous.

 

Après votre expérience en France vous avez été rappelé en Centrafrique en 2004-2005 comme supérieur des spiritains, puis vous avez été appelé par Benoît XVI à la conduite du diocèse de Bangui d’abord comme administrateur apostolique, puis comme archevêque. Vous avez été confronté à de très graves crises internes à l’Église, et aussi de très graves crises sur le plan politique notamment avec l’offensive de la Seleka en 2013. Comment avez-vous fait pour résister à la peur, aux menaces au fil des événements qui ont déchiré votre pays?

La mission, ce n’est pas la mienne. C’est la mission du Christ, la mission de l’Église. Moi je ne fais que recevoir cette mission. Je suis un élément que le Seigneur place là pour le besoin de la paix, le besoin de l’unité, le besoin de la réconciliation. Et je me suis rendue disponible dans ce moment délicat. Je ne suis pas un magicien qui a toutes les solutions, non… Dans les moments les plus difficiles qu’on traversait, je disais aux frères et aux sœurs : asseyons-nous. Le Seigneur te parle, me parle. Comment trouver des solutions dans ce moment-là?  Dans la crise de l’Église, on a fait la même chose.

Quand la crise politique a commencé, musulmans, protestants, catholiques, nous nous sommes mis ensemble. Notre tradition est hospitalière, l’accueil de l’autre a une place, il n’y  a jamais eu de guerres de religion. Face à une guerre qui arrive, avec la religion dedans, allons-nous rester passifs?  Allons-nous voir venir déferler sur notre population, les violences, la haine, la division? Non!

Comme un seul homme nous nous sommes levés en disant d’une seule voix: «Non, notre religion m’incite pas à la à la guerre, ni à la violence, ni à la destruction.» Pour moi, je pars de Dieu pour maintenant rejoindre les autres, et c’est clair. Sans Dieu, je ne suis rien.

 

Vous menez une expérience de dialogue interreligieux très intense en République centrafricaine, est-ce que votre méthode, votre expérience, peut aussi être une source d’inspiration pour d’autres pays africains qui connaissent aussi des déchirures, et aussi pour le reste du monde?

Chaque méthode est propre. Quand nous nous sommes mis ensemble, en fait, avant, il y avait l’œcuménisme, mais c’était encore théorique. Avant, il y avait le dialogue interreligieux, mais c’était encore théorique. Mais avec les épreuves, nous sommes devenus proches, car là c’étaient des expériences.

Les trois, on discutait, on réfléchissait, on proposait et on choisissait les mots, si bien que quand on se présentait il y en avait un qui pouvait parler, mais il parlait en notre nom. Et ça je trouve que c’est beau comme message. C’est important que nous puissions rechercher cette paix avec les autres, et l’expérience du dialogue interreligieux chez nous, elle est unique. Nous nous sommes mis ensemble pour travailler ensemble. La Plateforme interreligieuse existe et dedans vous avez les musulmans, les protestants, la coexistence est une réalité, vivre ensemble est une réalité. On se frotte, on discute, on débat, on propose, pour tester une autre manière de faire.

Quand il se passe quelque chose, le pasteur me dit: «Donne-moi le temps d’aller consulter ma base.» Pour nous, souvent, pour prendre une décision, c’est hiérarchique, mais chez eux, il faut d’abord discuter longtemps! On peut avoir l’impression qu’on perd beaucoup de temps mais non, c’est leur processus. Il faut que j’intègre ça maintenant: quand on veut avancer, il faut aussi faire le pas avec l’autre. Le pas que je faisais était rapide, mais maintenant il faut que j’accepte de ralentir pour attendre, et entendre aussi pourquoi l’autre n’avance pas vite. Et lui aussi il doit voir pourquoi est-ce que l’autre avance vite. Dans ce frottement, on se retrouve, et j’espère que certains pourront aussi faire des propositions.

Quand on arrivait dans l’arrière-pays, alors que notre pays avait été confronté à la crise, les communautés étaient divisées, parce qu’il y avait un chaos, il n’y avait plus l’autorité. C’était des rebelles qui était seigneurs de guerre, avec le droit de vie et de mort. Et nous ont arrivait dans ce chaos-là. Qu’est-ce qu’on faisait comme méthode? La première chose, c’était d’apaiser, de redonner confiance, écouter, engager le dialogue. Le protestant partait avec les protestants, le musulman avec les musulmans, le catholique avec les catholiques. Et on posait des questions simples: «Que s’est-il passé? Comment ça s’est passé? Comment voyez-vous l’avenir dans ce village, dans cette ville?». Alors que la tension faisait que l’autre était considéré comme un diable, on permettait à notre communauté de s’asseoir, d’engager le dialogue, l’écoute, et surtout de créer un récit commun.

Parler, c’est une thérapie. J’ai vu plusieurs fois des groupes parler longuement, on les sentait libérés par l’écoute. Et à la fin ils étaient épanouis. On apprenait à ce groupe à créer un récit commun. Il y avait 100 personnes, avec plusieurs récits: travailler à construire un récit communautaire. Ce n’est pas évident. Mais ils le font, à la fin. Le secrétaire prend des notes et dit: «voilà le récit des catholiques que l’on aura à présenter», «voilà le récit des musulmans», mais ce récit doit être validé par le grand groupe. Et quand ils arrivent, ils ont un porte-parole, ils ont déjà débattu, ils ont déjà discuté. Ils ont déjà éliminé beaucoup de choses, et ils viennent avec leur récit.

Et nous en tant que responsables, qu’est-ce qu’on faisait? On a entendu les récits. Il y a des éléments convergents et des éléments divergents, il y a des éléments pour que la vérité advienne. Et nous, notre rôle, c’est de permettre que la cohésion existe, que nous nous interrogions.

Autour de la table, cela fait six mois, un an, que les gens ne sont pas regardés, Peut-être que l’autre, considéré comme le diable, maintenant, il est autour de la table. «Voici notre récit.» L’autre peut contester: «Ce que vous vous avez dit, ce n’est pas ça qui se passe dans notre communauté.» J’ai des exemples ce genre: dans une communauté musulmane, où un monsieur, un grand commerçant, était considéré par les protestants et les catholiques comme un complice des rebelles, parce que, dans son magasin, le général (rebelle, ndlr) vendait des cartons de sucre.

Et les gens disaient, du côté protestant et catholique : «Ce monsieur, on pourra plus plus le saluer, on ne pourra plus acheter chez lui. Le jour où ils vont partir, on va détruire sa maison, on pourra le tuer parce qu’on a tué les nôtres.» Mais le jour de la grande réunion, quelle surprise! Manifestation de la vérité: la communauté musulmane nous dit: «Non, ce monsieur est un otage. Le général est venu, il a des armes. Il rentre. Il dit : “Je veux vendre mes cartons de sucre chez toi.” Qu’est-ce que tu peux dire?»

Les masques sont tombés, on a découvert la vérité. Ce monsieur était une victime, il a fallu l’espace, l’arbre à palabres, l’espace autour de la table pour que la vérité se manifeste aussi à ce moment-là. C’est notre rôle, en tant que leaders, d’aider les gens à faire en sorte que la vérité apaise et redonne courage et confiance. Elle rassemble d’ailleurs, et après les gens ont commencé à regarder les autres différemment.

Et je peux encore donner un autre exemple. Dans une communauté musulmane, le fils de l’imam avait volé un véhicule. Ce récit est connu du côté protestant. Les musulmans le savaient mais personne n’a osé parler, ni à l’imam, ni à ce jeune. La peur qui terrorise, qui enchaîne, qui empêche que les gens parlent. La haine était là, le désir de vengeance était là. Nous les leaders, on arrive, on entend ces choses et on pose la question à l’imam. Et il dit: «mon fils, maintenant, il est adulte, il pose ses actes». Et nous avons dit: «en tant que père, au moins là, tu dois dire que tu n’es pas d’accord, plutôt que de rester dans le silence complice». Et il est allé le dire. Même s’il n’a pas restitué le moteur, au moins il l’a dit, et les autres ont constaté qu’il a dit qu’il n’est pas d’accord avec ça. Prendre ses distances par rapport à l’erreur. Quand on est leader, on doit tracer beaucoup de sillons, de routes, pour les frères et les sœurs, sur la voie de la paix.

 

Plus qu’un théologien ou un administrateur, est-ce qu’un évêque doit être avant tout un prophète?

Tout ça à la fois! Parce que vous avez là un administrateur: on vous a donné des personnes à accompagner, à aider, et aussi des biens à gérer et vous devez veiller là-dessus pour que ces gens restent au bercail, qu’ils ne puissent pas aller dans tous les sens. Et les gens vous regardent parce que c’est vous qui êtes là comme administrateur, et il y a le devoir de témoignage aussi.

Quand tu es évêque, tu es pasteur, le pasteur d’un peuple, tu es celui que les gens voient comme le représentant du Christ. Tu es celui qui doit leur apporter la Parole de Dieu, celui qui leur donne le sacrement, celui qui les réconforte et les gens t’attendent. Prophète, oui parce que tu es envoyé vers les gens et pas seulement les catholiques, vers tous les hommes, parce que le Christ a donné la vie pour tous les hommes, et tu fais ce travail pour une “sortie vers les périphéries”, comme aime dire le Pape, pour dire que comme prophète, mon message, c’est pas seulement pour ma communauté restreinte, c’est un message universel.

C’est un grand travail de faire une sortie de soi. Parfois, on est bien dans ses idées, dans son milieu. Sortir pour affronter d’autres manières de voir, de penser, de prier, c’est pas gagné. Vous êtes remis en question, secoué même, mais il faut être bien dans ses baskets, s’enraciner sur du solide, sinon le vent va vous entraîner et vous pourrez disparaître. Prophète, oui, le monde en a besoin, évêque aussi, administrateur, oui, ce monde en a besoin.

 

Et dans ce sens, votre cardinalat en 2016 a fait signe pour toute la population centrafricaine, et pas seulement pour les catholiques?

Et oui, je peux le dire parce que le jour j’ai été créé, c’est comme si on avait gagné un match de football: dans tout le pays, la liesse était partout, les gens était dans la rue, chantaient, s’embrassaient. C’est comme si on avait marqué un but!

Et moi je revenais d’une tournée rurale. Pour faire 12 kilomètres, j’ai mis quatre heures, tellement la foule était dense, chantait, criait partout. Donc quelque part les gens s’identifiaient en disant: «le Seigneur s’est penché sur les pauvres». Le Seigneur finalement ce n’était pas moi, c’était ce peuple qui aspirait à autre chose qui est maintenant reconnu, élevé, et c’est ce peuple-là, maintenant, qui a une place parmi tant d’autres, c’est comme ça que j’ai vu les choses. Et je pense que le Seigneur veut dire que nous ne sommes pas que des damnés, et que nous sommes aussi les bien-aimés de Dieu.

 

Est-ce que dans l’encyclique du Pape François Fratelli tutti sur la fraternité, vous avez retrouvé des traces de vos expériences? Est-ce que vous avez l’impression d’avoir inspiré le Pape un petit peu dans ce texte?

Je n’ai pas la prétention de l’avoir inspiré! Mais il est venu, il a vu, il témoigne, il continue à le faire. Et pour moi c’est important. Je vous donne un exemple: quand il est venu chez nous, trois jours après, alors qu’avant je le faisais pour aller dans le quartier musulman ailleurs, j’ai commencé à titiller mes prêtres, mes sœurs, mes chrétiens, en leur disant: «Mais pourquoi restez-vous là à ne rien faire, à regarder? Maintenant, il faut qu’on sorte pour aller à la rencontre. Regardez le Pape, il est parti de loin, de Rome. Il est allé jusqu’à chez nous. Il est allé chez les musulmans, il est allé chez les protestants… Pourquoi, nous, on a peur? On est à quelques mètres!» La semaine suivante, on est venus avec un nombre impressionnant de gens. Vous voyez, il a libéré nos énergies, il nous a envoyé en mission.

Il nous a dit que l’autre n’est pas un poison ou un danger. L’autre peut être sur un tremplin, vers la réalisation de moi-même, vers la construction d’un monde nouveau. On est des frères, et ça pour moi c’est important. Tous frères!

Je crois que nous partageons l’humanité, nous partageons beaucoup de choses. Quand il y a eu les évènements, l’imam a passé 6 mois chez moi. Respect pour sa manière de prier, de voir, de penser. Sa femme était là, ses enfants aussi, on les a accueillis parce que on est des frères. Les enfants d’Abraham sont là, les enfants d’Adam sont là, après on va sortir pour aller différemment, mais on est tous enfants d’un même Dieu. Et ça… On peut faire des théories, mais ces expériences-là, personne ne pourra nous les enlever. Elles resteront gravées dans nos mémoires, dans notre cœur.

 

AVEC VATICAN NEWS

 

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