En Centrafrique, la réalité sur le terrain est l’éclatement du pays le long d’une ligne de partage religieuse. Mais cette réalité est doublement trompeuse. D’une part, les chrétiens du nord-est n’ont pas abandonné leurs foyers pour fuir le réduit de la Seleka, non pas parce que les seigneurs de la guerre musulmans seraient bien disposés à leur égard mais parce que ces habitants s’accrochent à l’unité nationale.
À mesure que la Centrafrique s’enfonce dans la crise, la France s’y enlise. Pourtant, il faut créditer le gouvernement français d’un triple acte de courage : d’abord, Paris est intervenu, seul, pour faire cesser le règne brutal et chaotique de la Seleka, “l’alliance” entre Centrafricains et mercenaires de pays voisins dont le dénominateur commun, par défaut, est leur foi musulmane ; ensuite, la France a reconnu que son intervention a été exploitée par les milices chrétiennes “anti-balaka” pour passer de la résistance à l’épuration anti-islamique ; enfin, quoique désormais pris à partie par tout le monde, Paris continue de porter la Centrafrique à bout de bras en attendant que les Nations unies prennent le relais, à la mi-septembre, grâce au déploiement de 10.000 casques bleus.
Hélas, le temps ainsi gagné n’est pas un allié de la paix. Au contraire, la République centrafricaine se déchire chaque jour davantage. Le sud et l’ouest de la RCA, soit les deux tiers les plus peuplés du pays, sont devenus une terre chrétienne d’exclusion ; l’autre tiers, le nord-est, est de facto sous la coupe de la Seleka. Celle-ci est tentée par la sécession, prétendument avec l’appui en sous-main du Tchad. C’est la grande méprise dans la situation actuelle : décrié comme le marionnettiste de la Seleka et soupçonné d’œuvrer à l’éclatement de la Centrafrique, le Tchad n’est plus impliqué autant qu’il le faudrait dans la recherche d’une solution en Centrafrique.
Le dilemme est entier : hier, rien n’a été possible avec le Tchad, à tel point que N’Djamena a retiré à la fin avril son contingent de la force de paix régionale en RCA pour protester contre sa mise en cause comme acteur “pro-musulman” accusé de crimes de guerre contre des civils ; or, aujourd’hui, rien n’est possible sans le Tchad, tant ce pays voisin est imbriqué – politiquement, économiquement, militairement et par l’émigration – en Centrafrique. Alors, faut-il se résigner à l’idée que l’armée tchadienne serait un bon allié de la France au Mali et un mauvais allié en Centrafrique ?
S’il n’y avait pas l’opération française Sangaris, et si le président tchadien Idriss Déby n’avait pas menacé la Seleka de dures représailles, le drapeau bleu à six étoiles de la République centrafricaine du Nord flotterait déjà sur N’Délé, chef-lieu de la RCA septentrionale. L’expérience désastreuse de la partition du Soudan depuis 2011 devrait suffire à dissuader la communauté internationale d’auréoler de souveraineté une autre soi-disant “réalité sur le terrain”.
En Centrafrique, la réalité sur le terrain est l’éclatement du pays le long d’une ligne de partage religieuse. Mais cette réalité est doublement trompeuse. D’une part, les chrétiens du nord-est n’ont pas abandonné leurs foyers pour fuir le réduit de la Seleka, non pas parce que les seigneurs de la guerre musulmans seraient bien disposés à leur égard mais parce que ces habitants s’accrochent à l’unité nationale. D’autre part, l’épuration du sud n’est pas irréversible. S’il reste à présent moins de 5.000 musulmans à Bangui, alors qu’ils étaient plus de 130.000 au début de l’année, c’est que la France et le reste du monde ont accepté l’action des boutefeux comme un fait accompli. Ils se sont résignés à l’idée que la séparation des chrétiens et musulmans était “naturelle” et que le pouvoir au Tchad, lui-même “nordiste et musulman”, était fatalement l’allié organique de la Seleka.
Rien n’est plus faux à condition de mener, enfin, une politique de la paix en Centrafrique. Celle-ci commencerait par prendre le chef de l’Etat tchadien au mot quand il affirme être aussi anti-Seleka qu’il est hostile aux “anti-balaka”. Politiquement, cela tombe sous le sens dans la mesure où des opposants au régime d’Idriss Déby combattent au sein de la Seleka – N’Djamena n’a donc aucun intérêt à leur offrir un Etat et créer ainsi un précédent pour la sécession des chrétiens dans le sud du Tchad, qui abrite les deux richesses du pays, le pétrole et le coton.
Par conséquent, il faudrait bâtir un pont d’or au président tchadien, détenteur des clés du pouvoir à Bangui, pour qu’il renvoie un contingent en Centrafrique, sous le commandement de l’ONU.
Parallèlement, il faudrait se rendre à la double évidence que des élections en février prochain ne sont pas un objectif réaliste en Centrafrique, et que la transition devra durer bien au-delà avant que l’on ne puisse organiser un scrutin dans un pays polarisé à l’extrême. Aussi le pouvoir transitoire devra-t-il être politisé et non pas “ONGisé”, comme c’est actuellement le cas. En clair, il faudra faire entrer au gouvernement les poids lourds de la scène nationale, quitte à leur offrir la possibilité d’être candidats aux futures élections. On ne sort pas d’une guerre civile avec des technocrates, encore moins dans un “Etat fantôme” sans administration, armée, police et justice.
Cependant, ces efforts demeureraient vains si un grand cap n’était pas franchi. Tant pour la France, aujourd’hui, que pour l’ONU, demain, l’ultime défi est de prendre la Centrafrique pour ce qu’elle reste, malgré tout, aux yeux de la majorité de sa population, à savoir un Etat multiconfessionnel, divers et tolérant – aux antipodes de l’extrémisme religieux des prébendiers de tous bords. Les quelque 15 pour cent de musulmans centrafricains font donc partie intégrante de la Nation. Ils ne sont ni des “étrangers” à la loyauté douteuse, encore moins des « envahisseurs », et pas non plus des citoyens de seconde zone que l’on pourrait reléguer dans un coin de la patrie, en l’occurrence dans le “Far Nord-Est” du pays.
D’où la nécessité, urgente et absolue, de rapatrier les dizaines de milliers de musulmans qui ont été chassés de Bangui. Aujourd’hui, le PK5, leur quartier historique, est un ghetto. Demain, sécurisé, il redeviendra le poumon économique autant que – j’assume l’expression – la cellule souche d’un pays réconcilié avec lui-même. Enfin, il faudra traduire cette volonté d’un nouveau départ sur le plan politique. Et si le premier ministre de la nouvelle transition, longue, était un musulman aux pouvoirs élargis ?
Jean-Yves Ollivier avec Atlantico