Bangui, République centrafricaine, lundi, 15 mars 2021, 14:37:59 ( Corbeaunews-Centrafrique ). Intentée par des ONG de défense des droits de Lhomme au nom d’un proche de victimes, laction judiciaire dénonce des exactions en Syrie.
Laction judiciaire est sans précédent. Mandatésx par le Centre syrien des médias et de la liberté dexpression (SCM), la Fédération Internationale pour les droits humains (FIDH) et lONG russe de défense des droits humains Memorial, des avocats ont déposé lundi 15 mars, à Moscou, une plainte contre des membres présumés du groupe de mercenaires Wagner.
Emise au nom du frère dun soldat déserteur syrien torturé, tué et dont le corps a été mutilé par plusieurs individus membres présumés du groupe Wagner, en juin 2017, cest la première fois quune telle action est intentée par les proches dune victime syrienne à lencontre de suspects russes pour des crimes commis en Syrie.
Laffaire doit beaucoup au travail mené par le journal russe Novaïa Gazeta qui, le premier, a reconstitué le calvaire de Mohammed Taha Ismail Al-Abdoullah, et cherché à identifier ses bourreaux. Le journal a utilisé pour cela des images éparses apparues sur les réseaux sociaux à partir de juin 2017 ou obtenues par ses soins.
Plaisanteries en russe
Celles-ci mettent en scène cinq à six hommes frappant un homme à coups de masse tout en plaisantant en russe. On les voit tenter de couper la tête de la victime avec un couteau. Un autre essaie, en donnant des coups avec le tranchant dune pelle, de lui couper les bras. « Maniaques », ironise lun des combattants, quand lautre conseille : « Laissez-lui les jambes, on va le pendre par les jambes. »
La dernière séquence montre la victime accrochée par les pieds, sans tête ni bras, aspergée dessence et finalement en flammes, sans que cessent les plaisanteries sur le « barbecue » en préparation. Dautres images apparues ensuite ont permis de distinguer la signature laissée sur le torse du soldat démembré, une inscription proclamant « Pour les paras, pour les éclaireurs ». Un deuxième homme, non identifié, a eu la tête coupée ce jour-là.
Toutes ces images ont été prises sur le site gazier dAl-Chaer, au nord de Palmyre, où la firme Wagner a participé, au printemps 2017, au combat contre les forces de lEtat islamique. Cest aussi là que les deux têtes coupées ont été exhibées.
Loin du récit enthousiaste de la libération de liconique cité de Palmyre, lenjeu, crucial pour le financement de leffort de guerre de Damas et de Moscou, était de reprendre le contrôle dune région doù est extraite 80 % de la production du gaz syrien. En vertu daccords signés dès 2014, des sociétés militaires privées russes sont chargées de sécuriser ces sites. Cest là que M. Al-Abdoullah, un ouvrier du bâtiment arrêté en mars 2017 à la frontière syro-libanaise puis soumis à la conscription forcée, a tenté de déserter avant de croiser le chemin des mercenaires russes.
Aucun effet
Novaïa Gazeta avait rapidement identifié Stanislav Dychko, qui apparaît le visage complètement découvert, celui-là même qui est visé par la plainte déposée lundi. Le journal a même publié ses documents dengagement chez Wagner, dans lesquels il écrit avoir pour motivation de « défendre les intérêts de la Russie à létranger ».
Avant de sengager en 2016, cet homme, né en 1990, était policier dans la ville de Stavropol, où il semble toujours résider aujourdhui. Novaïa Gazeta affirme avoir des éléments sur lidentité dautres participants, mais sans certitude, et demande aux autorités russes dagir à leur tour.
Les plaignants ont décidé de laisser de côté ces autres tortionnaires pour se concentrer sur Stanislav Dychko. Ils névoquent pas non plus son appartenance à la société Wagner ou à son pararavent Evropolis, alors que les autorités russes nient leur existence. Dans un entretien accordé en décembre 2020 au site Meduza, un ancien combattant de la firme avait accusé Dmitri Outkine, dont le nom de guerre « Wagner » sest étendu aux mercenaires, davoir ordonné cette exécution sauvage pour faire un exemple. Cet ultranationaliste est considéré comme le chef militaire du groupe.
« Cest à lEtat russe de faire ce travail de recherche, estime Alexandre Tcherkassov, lun des dirigeants de lONG Memorial. De notre côté, nous préférons être modestes mais précis pour donner aux autorités le moins de chances possible dignorer notre démarche. Nous connaissons les difficultés… »
« La responsabilité de la Russie dans les crimes commis en Syrie était pour linstant un trou noir », souligne lavocate Clémence Bectarte
Cette prudence sexplique par la réaction du pouvoir russe jusque-là. Les investigations et les demandes formulées par Novaïa Gazeta pour quune enquête soit ouverte nont pour lheure eu aucun effet. La justice na même pas demandé des vérifications. « Limpunité sétend dun conflit à lautre, note M. Tcherkassov. Les responsables de tortures et de disparitions forcées, par exemple dans le Caucase, sont restés impunis et ont pu aller répéter ces crimes à létranger. »
Selon la législation russe, dès lors que le suspect nest pas poursuivi en Syrie, il devrait lêtre en Russie. « Tant que ce nest pas le cas, la honte de ce crime rejaillit sur nous tous, estime M. Tcherkassov. Mais en labsence des mécanismes de justice internationale, nous navons pas dautre choix que de nous tourner vers nos institutions nationales. »
Vide juridique exploité à dessein
A limage de Wagner, les sociétés militaires privées nont formellement aucune existence légale en Russie, où elles sont interdites. Ce vide juridique est exploité à dessein par le Kremlin, qui les utilise de plus en plus dans le cadre de ses opérations extérieures. Moscou peut ainsi nier son implication et éviter de se retrouver comptable de leurs exactions.
« Cest le cur du sujet au niveau du droit international. Lutilisation par la Russie de groupes du type Wagner est destinée à sabsoudre et à se soustraire à ses responsabilités juridiques, explique Clémence Bectarte, coordinatrice du Groupe daction judiciaire de la FIDH. Or, sa responsabilité est engagée dès lors quun lien hiérarchique et de subordination entre les Wagner et lEtat russe est établi lors de ces déploiements. »
Selon le code de procédure pénale, le comité denquête russe doit répondre à la plainte dans les trois jours à dix jours. « Nos actions futures seront déterminées par sa réponse, ou son absence de réponse », souligne Clémence Bectarte. « Nous continuerons à recourir à toutes les voies légales pour que justice soit faite », ajoute lavocate, qui nexclut pas de se porter devant la Cour européenne des droits de lhomme en cas dobstruction russe.
« Cest la première fois que la responsabilité de la Russie en Syrie est invoquée, se félicite-t-elle. Or, la responsabilité de la Russie dans les crimes commis dans ce pays était pour linstant un trou noir. Il sagit aujourdhui délargir le champ de la responsabilité juridique et den ouvrir un dans le combat contre limpunité. »
Benoît Vitkine(Moscou, correspondant) et Madjid Zerrouky