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Exclusivité : Les confidences inédites d’un soldat de « Wagner », l’armée fantôme des guerres de Poutine

 

Bangui, République centrafricaine, vendredi, 25 juin 2021, 10:48:57 ( Corbeaunews-Centrafrique ). EXCLUSIF – Le Figaro a recueilli, au fil d’une douzaine d’heures d’entretiens menés sur plusieurs mois, le témoignage de Marat Gabidoullin, 55 ans. Il raconte les combats en Syrie et exprime ses rancœurs.

Un ex-mercenaire de la société russe Wagner
Un ex-mercenaire de la société russe Wagner

 

Du Donbass à la RCA, les mercenaires de Wagner permettent à la Russie d’étendre son influence.

Russie Le 14 mai dernier, un film russe est projeté devant 20 000 personnes réunies dans le stade de Bangui, en République centrafricaine. Doublé en langue nationale sango, Le Touriste a pour héros les « instructeurs » russes envoyés en RCA pour soutenir le président Faustin Archange Touadéra face à la rébellion. Et parmi ces soldats de l’ombre, un novice – le fameux touriste…

Un mauvais film à grand spectacle, tourné en décors réels, avec comme figurants ceux-là mêmes à qui il prétend rendre hommage : les mercenaires de « Wagner ». Apparu dans le sillage de l’intervention russe en 2014 dans l’est de l’Ukraine, ce groupe sans existence légale est signalé ensuite en Syrie, puis en Libye, en RCA, au Soudan, en Mozambique, au Venezuela.

Autant de « points chauds » sur lequel lorgne la diplomatie russe – avec un fort centre de gravité en Afrique. Et les projecteurs sont désormais braqués sur le Mali, après l’annonce de la fin de l’opération militaire française Barkhane et les manifestations prorusses qui ont eu lieu récemment à Bamako.

Le Mali a signé un accord de coopération militaire avec la Russie en 2019.

Des membres de « Wagner » auraient déjà effectué sur place une mission « exploratoire »… À Moscou, certains activistes tracent ouvertement la voie, tel Maxime Chougaleï, sulfureux personnage qui dirige une « fondation pour la protection des valeurs nationales ».

« La Russie a déjà sauvé la Syrie et la RCA. Et elle l’a fait plus rapidement que la France ou toute autre puissance étrangère. Moscou peut apporter un réel soutien à Bamako et étendre encore plus son influence sur le continent africain », déclarait récemment Maxime Chougaleï. Ce dernier est un proche d’Evguéni Prigogine, alias le « cuisinier de Poutine », et considéré comme le parrain du groupe « Wagner ».

L’oligarque est aussi notoirement à la tête de puissantes « usines à trolls » du cyberespace. Il est visé par des sanctions américaines pour ingérence électorale lors de la présidentielle de 2016 et recherché par le FBI pour « fraude ». Le groupe tire son nom de son chef opérationnel, Dmitri Outkine, alias « Wagner », un ancien membre des groupes d’intervention spéciaux (spetsnaz) du GRU, le renseignement militaire.

Vladimir Poutine a démenti à plusieurs reprises tout lien de l’État et de l’armée avec les mercenaires.

« S’il y a des citoyens russes (en Libye), ils ne représentent pas les intérêts de l’État russe et ne reçoivent pas d’argent de l’État russe », a notamment déclaré Poutine, interrogé en janvier 2020 sur la présence de mercenaires de « Wagner », selon un rapport de l’ONU- auprès des forces antigouvernementales du maréchal Khalifa Haftar. Pourtant, selon le centre Carnegie de Moscou, « Wagner » est le « secret le moins bien gardé de Russie ».

 

un ex-mercenaire de Wagner interviewé par le Figaro le 22 juin 2021

 

Selon ce centre d’analyse, interrogé par l’AFP, le groupe a deux rôles : « fournir au Kremlin une possibilité de déni lors du déploiement de combattants dans des zones de guerre et servir d’outil tout prêt pour renforcer son influence auprès d’États réceptifs ». En quelque sorte, les « poissons-pilotes » du Kremlin, des leviers d’influence qui permettent de mener des opérations militaires en restant le plus flou possible sur les chaînes de commandement sans endosser les risques politiques.

Un principe stratégique forgé dans les années 1950 par la CIA sous l’appellation de « déni plausible ». Des échecs en Afrique Le groupe disposerait de plusieurs milliers d’hommes, en particulier des anciens de l’armée ou des services de sécurité. La plupart sont passés par le centre d’entraînement de « Wagner », à Molkino, dans la région de Krasnodar, tout près d’une base militaire russe. Selon diverses sources, quelque 500 mercenaires auraient été tués au combat, dont 300 en Syrie. Et le groupe a aussi essuyé des échecs, notamment au Soudan et au Mozambique – où plusieurs de ses membres ont été tués et d’où il a dû se retirer.

En dépit de son « utilité » politique et de ses appuis au sommet de l’État, l’avenir du groupe n’a rien d’assuré. En RCA, « Wagner a bénéficié d’une dynamique de victoire en ville mais les campagnes restent aux mains des groupes rebelles et on peut s’attendre à des reculs », estimait récemment Thierry Vircoulon, chercheur associé au centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. En Libye, les mercenaires ont subi les contrecoups des échecs militaires du maréchal Haftar. « Wagner » est aussi accusé, notamment par des rapports de l’ONU, de violations des droits de l’homme, et pourrait se retrouver dans le collimateur de la justice ¬internationale.

Enfin, son efficacité opérationnelle se serait émoussée, comme l’explique l’ex-soldat de fortune interrogé par Le Figaro (lire notre article ci-dessous). « Wagner » aurait désormais du mal à recruter. Tel serait d’ailleurs la principale visée du film Le Touriste, écrivait récemment Marc Galeotti, l’un des meilleurs spécialistes de la Russie, dans le Moscow Times.

 

Les combats et rancœurs d’un soldat de fortune de « Wagner »

« Ne m’appelez pas mercenaire. Les mercenaires sont punis par la loi en Russie. Écrivez que je suis un ancien employé de la société militaire privée Wagner. » Marat Gabidoullin, 55 ans, a été militaire dans les troupes aéroportées russes, il a frayé avec la mafia et les « businessmen » durant les chaotiques années 1990 et a travaillé dans la sécurité. Il a fait de la prison pour meurtre, connu le chômage, croisé sur sa route le démon de l’alcool.

Et puis en 2015, grâce à un contact, il a rejoint la « Compagnie » – c’est le terme qu’il emploie le plus souvent pour désigner le groupe paramilitaire que l’on retrouve depuis 2014 sur tous les fronts où la Russie veut peser. Pour lui, la perspective d’une renaissance après des années de galère. La promesse d’un bon pécule mais aussi d’une vie plus exaltante, telle qu’il l’espérait depuis longtemps.

En 2015, il part combattre les djihadistes et l’État islamique en Syrie. Il y fera quatre séjours, jusqu’en 2019, soit deux ans et demi au total. Sans drapeau, hors de la légalité, mais au nom des intérêts de la Russie et de son allié, le régime syrien. Il a été blessé deux fois dont une gravement en 2016, ce qui ne l’a pas empêché de retourner se battre. Il a vu tomber des dizaines de ses camarades.

L’an dernier, il a quitté « Wagner », nourrissant une sourde colère contre ceux qui, selon lui, ont volé la victoire de ses compagnons de l’ombre. « En Syrie, c’est nous qui avons fait le boulot », proclame ce témoin clandestin d’une longue guerre. Il se présente volontiers comme un « patriote ». S’il brise la loi du silence, sans même exiger la protection de l’anonymat, c’est pour « parler à voix haute de ces combattants dont la vérité est cachée ».

Certains sont des « héros » n’hésite-t-il pas à affirmer. Attablé dans un café, à Moscou, il arbore au revers de sa veste la croix de l’infanterie de la « Compagnie ». « Pourquoi serais-je gêné de porter cet insigne ? », demande-t-il. « Je ne regrette pas d’y être allé, j’en suis fier. J’ai rencontré des gens bien… » Il n’éludera pas la question brûlante des exactions reprochées à « Wagner » et la sale réputation attachée au groupe en Occident. Yeux sombres, mâchoire volontaire, larges épaules et silhouette athlétique,

Marat Gabidoullin a raconté son histoire au Figaro. Un témoignage inédit, recueillis au fil d’une douzaine d’heures d’entretiens menés sur plusieurs mois. Réfléchi, pesant chaque mot, demandant à relire ses propos, l’homme déroule d’une voix calme ses « années d’errance » et son parcours tortueux de soldat de fortune. Un destin peu commun mais qui en dit long tout de même sur une génération assommée par l’effondrement de l’URSS et la décennie calamiteuse qui a suivi. Marat va bientôt publier un livre dont il nous a donné la primeur.

Son titre : Deux fois dans la même rivière – sa façon de contredire le proverbe d’Héraclite selon lequel un homme ne peut jamais se baigner dans le même cours d’eau. Moi si, explique-t-il : « Ce que je n’ai pas pu obtenir dans l’armée, je l’ai trouvé plus tard au sein de la “Compagnie”. »

Dans cet ouvrage, écrit à la troisième personne, il est « Ded Martin ». « Ded » – ce qui veut dire « grand-père », en russe, son surnom chez « Wagner » – qui devient… « Beethoven » sous sa plume. Il écrit avoir « tout connu : la prison, la pauvreté, l’amour, les aventures. Ne manquaient que l’équilibre intérieur, la conscience de la nécessité de la cause dans laquelle il s’était engagé… »

Premier séjour en Syrie Septembre 2015

Premier séjour de deux mois en Syrie, à Lattaquié, pas loin de la base aérienne de Hmeimim où campent les Russes. À l’époque, Moscou vient de s’engager militairement pour soutenir le régime de Bachar el-Assad. « On nous a juste expliqué qu’il s’agissait de repousser une agression de l’impérialisme mondial contre le bon président Bachar », explique Marat. Sur place, les militaires russes, y compris des assez hauts gradés sont surpris de croiser des mercenaires.

« Je ne sais pas qui a pris la décision de nous envoyer », affirme-t-il. « Il y a sans doute eu un accord entre les chefs des armées russe et syrienne », ajoute-t-il. Leur rôle est d’aider l’armée syrienne en soutenant ses opérations et ceci dans divers domaines. Sa spécialité à lui, c’est le renseignement. Marat affirme ne pas avoir participé aux combats lors de cette première mission.

En revanche, il ra conte comment, dans les montagnes au nord de Lattaquié, cinq de ses camarades ont tenu, une hauteur, de nuit, face à Daech. « Les soldats syriens ont eu peur et sont partis. Mais nos cinq gars ont tenu bon et ont pu conserver la position », dit-il. « Le lendemain matin, poursuit-il, les militaires syriens sont revenus et ont commencé à détrousser les cadavres des ennemis en récupérant leurs chaussures et leurs sacs à dos… ».

Fin octobre 2015, il quitte la Syrie au terme de sa première mission. Mais tous ne sont pas rentrés. « On a perdu quelques gars », lâche-t-il. Il se souvient : « Une fois, je me tenais à côté d’une tente lorsqu’un obus est tombé. Je n’ai pas été blessé mais tous ceux qui étaient dans la tente sont morts. » Marat a alors 49 ans et sa vie prend un nouveau tournant.

Ce n’est pas trop tôt.

Enfant, il rêvait de porter l’uniforme et de servir la patrie, comme pilote ou comme militaire des forces spéciales. Après ses études secondaires, en Ouzbékistan, il intègre une école militaire à Riazan. Il passera dix ans dans l’armée qu’il quitte en 1993 avec le grade de « lieutenant principal ».

À l’époque, les forces russes sont en pleine déglingue, comme le reste du pays. Transféré en Sibérie avec son régiment, il passe tout son temps à remettre en état la caserne. La solde est payée avec deux ou trois mois de retard. Les soldats survivent grâce aux rations de combat. C’en est trop pour lui, il donne sa démission, – en pensant « lancer un business » -, puis se ravise. Trop tard, il est rayé des cadres. « Dans les années 1990, il n’était pas facile pour un officier de trouver un emploi dans la vie civile », se souvient-il. En Sibérie, comme ailleurs en Russie, la violence et les règlements de compte, sont monnaie courante dans le « monde des affaires ».

« En 1994, après une série de mésaventures, j’ai tiré pour me défendre sur un mafieux qui contrôlait la ville. J’ai été condamné à trois ans de prison et j’ai été libéré en 1997 », confie Marat sans s’attarder. « L’envie de gagner rapidement de l’argent pour vivre confortablement l’a conduit dans une guerre criminelle, à un meurtre, puis à la prison, après quoi la porte de l’armée s’est définitivement fermée pour lui », écrit-il seulement dans son livre. Il y a ensuite de rudes années. Il trouve à s’employer comme garde du corps ou dans le domaine de la sécurité. « Cela ne me plaisait pas, se souvient Marat. Je ne restais pas longtemps.

La dernière fois, j’ai été licencié en 2012. » Sans travail, incapable de subvenir aux besoins de sa famille – sa femme et sa fille -, Marat Gabidoullin tire le diable par la queue. Début 2015, une connaissance lui parle de « Wagner ». Il passe avec succès un entretien. Il raconte : « À l’époque, la sélection était rigoureuse. On m’a expliqué que la mission était de défendre et de promouvoir les intérêts du pays et qu’il fallait être prêt à participer à une guerre. Il y avait une dimension patriotique. Pour moi c’était important, ma motivation était de gagner de l’argent mais pas seulement. Cela m’a plu quand on m’a dit ouvertement : réfléchis bien car tu peux être tué ou handicapé. Décide si tu es prêt ou pas… ».

D’emblée, il est évident pour lui qu’il entre dans une force militaire reliée au pouvoir. « Si on te donne une arme de guerre, c’est for cément que l’État est derrière… », dit-il. Une véritable petite armée Il passe ensuite trois mois à se pré parer. « Tout de suite, je me suis sen ti bien. J’ai regagné mes compétences perdues et j’en ai appris de nouvelles. Pour l’entraînement, nous avions le même armement que l’armée officielle, y compris des mor tiers, de l’artillerie et des chars », relate-t-il. Alors presque quinquagénaire, ce sportif accompli tient même la dragée haute aux jeunes recrues. « La Compagnie était une véritable petite armée, raconte-t-il. Seuls les pilotes et les sous-mariniers n’étaient pas employés. Le reste des spécialités étaient représentées. ».

« Désormais, Martin était entouré de toute sorte de gens : des mercenaires endurcis qui ne savaient pas comment gagner leur vie, ceux qui étaient passés par les points chauds comme le Donbass et pour qui la route vers l’armée était fermée pour différentes raisons ».

Décembre 2015–mars 2016.

Deuxième séjour en Syrie, où Marat arrive à bord d’un avion de transport Iliouchine-76. Les territoires contrôlés par Daech sont alors à leur extension maximale. « Les différents groupes de boïvikis (les combattants anti-Assad, NDLR) tenaient le désert, les champs pétroliers et des régions proches de Damas », note-t-il. Les mercenaires sont engagés au nord de Lattaquié contre le groupe djihadiste Jabhat al-Nosra et contre Daech.

À cette époque, raconte-t-il, le groupe dispose d’un armement moderne en dotation dans l’armée russe : fusils d’assaut AK-74 et mitrailleuses PKP Pecheneg (utilisées depuis la deuxième guerre de Tchétchénie). Les munitions sont alors fournies en quantité suffisante, ce qui ne sera pas toujours le cas par la suite. Marat commande une compagnie de renseignement, le poste qu’il rêvait d’occuper lorsqu’il était dans l’armée russe. Dès le début 2016, alors que se profile la bataille de Palmyre, les hommes de « Wagner » et les Syriens agissent séparément.

Le fameux site antique a été conquis une première fois par Daech en mai 2015, puis sera repris en mars 2016 par l’armée syrienne, avant de retomber aux mains de djihadistes en décembre 2016. « Les militaires étaient derrière, nous avancions devant pour conquérir le terrain. L’armée arrivait ensuite, pour la photo », explique-t-il. Même si notre témoin se refuse à entrer dans les détails, il apparaît que le groupe « Wagner » dispose de ses règles particulières, de sa chaîne hiérarchique spécifique et décerne ses propres récompenses, primes et décorations – comme cette médaille « pour la défaite de Daech » que Marat montre avec fierté. Les membres du groupe ne répondent pas aux ordres des échelons de commandement de l’armée russe, l’articulation des missions se faisant manifestement au niveau supérieur des états-majors. « “Wagner” n’agit pas de façon individuelle », insiste-t-il.

Les carences de l’armée syrienne reviennent fréquemment dans son récit. « Elle n’est pas capable de combattre, son niveau de préparation est très bas et elle n’est pas du tout motivée. Même avec l’appui des forces spéciales, de l’aviation et de l’artillerie russe, l’armée syrienne n’a pas été en mesure d’atteindre ses objectifs militaires. » « C’est nous qui faisions le travail à sa place », répète-t-il. À l’entendre, l’infanterie russe n’est que rarement engagée sur le terrain et s’aventure peu hors de ses bases. Même des unités d’élite comme le GRU, le service de renseignement de l’armée, sont cantonnées à la surveillance des emprises stratégiques. Les forces spéciales, explique-t-il, sont utilisées à contre-emploi, comme troupes d’assaut en première ligne, alors qu’elles devraient faire de la diversion, du renseignement et du ¬sabotage.

En face, Daech lui apparaît « fort et dangereux, bien organisé, mobile, très motivé grâce à sa préparation idéologique ». Un ennemi « discipliné et bien armé, impitoyable et sadique, prêt au sacrifice de soi », dit Marat. Les mercenaires russes touchent 8 500 roubles (100 euros, selon le cours actuel) lorsqu’il y a des combats, 6 000 roubles (70 euros) lorsqu’il n’y en a pas et 10 000 roubles (120 euros) pour les officiers.

Il y a aussi des primes, notamment en cas de blessures. Les familles des morts au combat reçoivent chacune 5 millions de roubles (59 000 euros). Lui pouvait gagner 240 000 roubles par mois – moins de 3 000 euros.

« Qui accepterait le risque de mourir pour 3 000 euros ? », interroge-t-il. « Un Américain reçoit 800 dollars par jour rien que pour faire le garde du corps », relève-t-il. Mais il ne se plaint pas trop.

Au standard russe ce salaire reste correct. Son pécule lui a permis d’acheter un appartement près de Moscou. « Début mars 2016, troisième mois de la mission… les combats aux abords de Palmyre sont féroces », relève notre témoin. « Les combattants djihadistes s’accrochent à chaque hauteur, refusant de céder du terrain face à l’assaut des légionnaires (russes)…» Le 15 mars 2016, alors que Palmyre est en vue, Marat est sérieusement blessé.

Des éclats de grenades dans tout le corps.

Rapatrié, il passe trois mois dans un hôpital, quelque part en Russie – il refuse de dire exactement où. Car s’il parle volontiers, Marat a aussi ses lignes rouges. Prudence, discipline de vieux soldat ou simple loyauté, il écarte certains sujets sensibles. II refuse ainsi d’évoquer Dmitri Outkine, alias « Wagner », ex-commandant d’un bataillon du GRU et fondateur du groupe. Pas plus qu’il ne veut parler d’Evguéni Prigogine, le parrain présumé de la « Compagnie ». Deux personnages que notre té moin connaîtrait pourtant bien, selon le site russophone ¬Meduza.

En revanche, la question des exactions reprochées à « Wagner » le préoccupe et il y répond assez longuement. Marat affirme n’avoir jamais été témoin personnellement de violation des droits de l’homme perpétrés par des membres de la « Compagnie ». Par contre, il répète avoir vu l’armée syrienne se livrer au brigandage et au pillage. Bien sûr, il connaît la terrible vidéo sur laquelle on voit quatre « Wagner » présumés frapper un Syrien avec un marteau avant de le démembrer. Il dément connaître ces individus. Et il enchaîne avec un plaidoyer pro domo.

Crimes de guerre

« À cause de toute cette sauvagerie, “Wagner” a une mauvaise image en Occident. Il faut une enquête et que les coupables soient sévèrement condamnés pour nous laver de cette tâche », souligne-t-il. « Personne ne conteste la nécessité de lutter contre Daech et nous l’avons fait mieux que personne. Certains d’entre nous ont péri pour cela. Il est injuste de croire que tous nos gars sont des criminels.

Mes camarades de combat méritent une attitude plus respectueuse », déclare-t-il. En mars dernier, trois ONG ont annoncé avoir déposé une plainte en Russie pour un possible « crime de guerre » à la suite du meurtre de la vidéo. Mais il y a peu de chances que cette démarche aboutisse à un procès. Entre février et mai 2017, Marat est à nouveau de retour en Syrie. Il y passera aussi la plus grande partie de l’année 2018. « En utilisant les hommes de “Wagner”, les chefs de l’armée russe peuvent minimiser les pertes officielles et s’approprier nos résultats militaires, sans s’embêter à planifier les opérations, ce qui est toujours difficile, ni exiger un bon niveau de préparation des troupes. C’est nous qui faisons le boulot », explique-t-il. « Tout le monde se contente de beaux rapports et de belles images. Et en plus, ils obtiennent grâce à cela des décorations et des promotions »…

Cette même année 2018, Marat est nommé « conseiller » d’une unité appelée les « chasseurs de Daech ». Un groupe de combattants syriens recrutés essentiellement dans la population chrétienne et entraîné par « Wagner » depuis 2015. Leur chef est un Syrien mais en réalité c’est le Russe qui est aux commandes. « Avant moi, ils étaient surtout là pour la propagande », raconte Marat. « Ils se contentaient de faire semblant d’être impliqués dans de vrais combats. En réalité, ils ne faisaient que se filmer et prendre des photos au bon endroit puis de les poster sur les réseaux sociaux. Il s’agissait de montrer que c’étaient bien des unités syriennes, et non les Russes, qui combattaient Daech »…

En février 2018, Marat et les hommes de « Wagner » participent à la tentative de reconquête par les forces du régime des champs pétroliers de la région de Deir ez-Zor. Une zone tenue à l’époque par les Forces démocratiques syriennes (FDS), en majorité kurdes, soutenues par les États-Unis. La « Compagnie » a son propre agenda, révélé par plusieurs médias : sécuriser les sites pétroliers, contre une rétribution de 25 % des revenus de l’or noir, ceci en vertu d’un accord signé en décembre 2016 à Moscou, selon le site d’information Fontanka, par Evro Polis, une société contrôlée par Prigogine, et le ministre syrien du Pétrole et des Ressources minérales. Impardonnable mensonge Survient alors l’événement le plus marquant pour lui. Marat n’oubliera cette nuit du 7 au 8 février 2018. Les Russes sont en première ligne pour tenter de reprendre la raffinerie d’al-Tabyah (Conoco) contrôlée par les Kurdes, au sud de Deir ezZor, sur l’Euphrate. « Et puis tout à coup, l’enfer a commencé », se remémore Marat, en baissant sa voix grave. Bombardements aériens, drones, tirs d’artillerie.

Le pilonnage américain dure toute la nuit. Certains médias avanceront un bilan de plusieurs centaines de mercenaires russes tués. Marat parle, lui, de « plusieurs dizaines ». Par chance, il n’a été que légèrement blessé. Officiellement, Moscou concède cinq tués tout en affirmant haut et fort qu’ils n’ont aucun à voir avec les autorités russes. Avant de lancer les bombardements, l’état-major américain aurait contacté les Russes pour savoir si aucun de leurs ressortissants ne se trouvait dans la zone.

Le général russe aurait répondu par la négative, pour ne pas avoir à reconnaître la présence de mercenaires. « Un mensonge impardonnable », juge Marat. « Les Américains savaient sur qui ils tiraient. Ils ne pouvaient pas nous confondre avec les militaires syriens », ajoute-t-il. En 2019, Marat quitte « Wagner », désabusé.

Depuis pas mal de temps, l’armement qu’ils reçoivent est moins moderne et les munitions leur sont comptées. Pour quelle raison ? « Peut-être bien que la “Compagnie” et ses succès au combat ont suscité des jalousies dans l’armée », hasarde-t-il. Nombre de ses camarades sont partis pour l’Afrique où les conditions sont moins risquées. Le niveau du recrutement a baissé, le professionnalisme s’est dégradé. « Un problème général en Russie », dit-il. Au sein de la « Compagnie », l’ambiance s’est détériorée, la « fraternité d’armes » n’existe plus, déplore-t-il.

Désormais, il est en quête de reconnaissance. Avec son livre, il veut « rendre hommage à ses camarades tombés au combat » et aussi « dire ce qui se passe vraiment en Syrie ». « Si l’on parle à voix haute de ces hommes dont la vérité est tue, les hypocrites et les moralistes ne pourront plus échapper à leurs responsabilités » : en disant cela, il pointe du doigt les politiques et les généraux russes. Tous ceux, clame-t-il, qui se drapent dans le « patriotisme » alors qu’ils ne font que récupérer à leur profit le « travail » effectué par le groupe « Wagner » en Syrie.

 

Par Alain Barluet, correspondant à Moscou

Le Figaro

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