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CENTRAFRIQUE : Interview du Pape François publiée par le quotidien français La Croix

(Corbeau News Centrafrique)

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Interview du Pape François publiée par le quotidien français La Croix

Bangui, (C.N.C), 18-05-2016

Dans vos discours sur l’Europe, vous évoquez les « racines » du continent, sans jamais pour autant les qualifier de chrétiennes. Vous définissez plutôt « l’identité européenne » comme « dynamique etmulticulturelle ».

Selon vous, l’expression de « racines chrétiennes » est inappropriée pour l’Europe ?

Il faut parler de racines au pluriel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends parler des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme. Jean-Paul II en parlait avec une tonalité tranquille. L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du christianisme pour l’Europe, c’est le service. Erich Przywara, grand maître de Romano Guardini et de Hans Urs von Balthasar, nous l’enseigne : l’apport du christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds, c’est-à-dire le service et le don de la vie. Ce ne doit pas être un apport colonialiste.

Vous avez posé un geste fort en ramenant des réfugiés de Lesbos à Rome le 16 avril dernier. Mais l’Europe peut-elle accueillir tant de migrants ?

C’est une question juste et responsable parce qu’on ne peut pas ouvrir grand les portes de façon irrationnelle. Mais la question de fond à se poser est pourquoi il y a tant de migrants aujourd’hui. Quand je suis allé à Lampedusa, il y a trois ans, ce phénomène commençait déjà. Le problème initial, ce sont les guerres au Moyen-Orient et en Afrique et le sous-développement du continent africain, qui provoque la faim. S’il y a des guerres, c’est parce qu’il y a des fabricants d’armes – ce qui peut se justifier pour la défense – et surtout des trafiquants d’armes. S’il y a autant de chômage, c’est à cause du manque d’investissements pouvant procurer du travail, comme l’Afrique en a tant besoin. Cela soulève plus largement la question d’un système économique mondial tombé dans l’idolâtrie de l’argent. Plus de 80 % des richesses de l’humanité sont aux mains d’environ 16 % de la population. Un marché complètement libre ne fonctionne pas. Le marché en soi est une bonne chose mais il lui faut, en point d’appui, un tiers, l’État, pour le contrôler et l’équilibrer. Ce qu’on appelle l’économie sociale de marché. Revenons aux migrants. Le pire accueil est de les ghettoïser alors qu’il faut au contraire les intégrer. À Bruxelles, les terroristes étaient des Belges, enfants de migrants, mais ils venaient d’un ghetto. À Londres, le nouveau maire (NDLR : Sadiq Khan, fils de Pakistanais, musulman) a prêté serment dans une cathédrale et sera sans doute reçu par la reine. Cela montre pour l’Europe l’importance de retrouver sa capacité d’intégrer. Je pense à Grégoire le Grand (NDLR : pape de 590 à 604), qui a négocié avec ceux qu’on appelait les barbares, qui se sont ensuite intégrés. Cette intégration est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’Europe connaît un grave problème de dénatalité, en raison d’une recherche égoïste de bien-être. Un vide démographique s’installe. En France toutefois, grâce à la politique familiale, cette tendance est atténuée.

La crainte d’accueillir des migrants se nourrit en partie d’une crainte de l’islam. Selon vous, la peur que suscite cette religion en Europe est-elle justifiée ?

Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui une peur de l’islam, en tant que tel, mais de Daech et de sa guerre de conquête, tirée en partie de l’islam. L’idée de conquête est inhérente à l’âme de l’islam, il est vrai. Mais on pourrait interpréter, avec la même idée de conquête, la fin de l’Évangile de Matthieu, où Jésus envoie ses disciples dans toutes les nations.
Devant l’actuel terrorisme islamiste, il conviendrait de s’interroger sur la manière dont a été exporté un modèle de démocratie trop occidentale dans des pays où il y avait un pouvoir fort, comme en Irak. Ou en Libye, à la structure tribale. On ne peut avancer sans tenir compte de cette culture. Comme disait un Libyen il y a quelque temps : « Autrefois, nous avions Kadhafi, maintenant, nous en avons 50 ! » Sur le fond, la coexistence entre chrétiens et musulmans est possible. Je viens d’un pays où ils cohabitent en bonne familiarité. Les musulmans y vénèrent la Vierge Marie et saint Georges. Dans un pays d’Afrique, on m’a rapporté que pour le jubilé de la Miséricorde, les musulmans font longuement la queue à la cathédrale pour passer la porte sainte et prier la Vierge Marie. En Centrafrique, avant la guerre, chrétiens et musulmans vivaient ensemble et doivent le réapprendre aujourd’hui. Le Liban aussi montre que c’est possible.

L’importance de l’islam aujourd’hui en France comme l’ancrage historique chrétien du pays soulèvent des questions récurrentes sur la place des religions dans l’espace public. Quelle est, selon vous, une bonne laïcité ?

Un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. Je crois qu’une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. Nous sommes tous égaux, comme fils de Dieu ou avec notre dignité de personne. Mais chacun doit avoir la liberté d’extérioriser sa propre foi. Si une femme musulmane veut porter le voile, elle doit pouvoir le faire. De même, si un catholique veut porter une croix. On doit pouvoir professer sa foi non pas à côté mais au sein de la culture. La petite critique que j’adresserais à la France à cet égard est d’exagérer la laïcité. Cela provient d’une manière de considérer les religions comme une sous-culture et non comme une culture à part entière. Je crains que cette approche, qui se comprend par l’héritage des Lumières, ne demeure encore. La France devrait faire un pas en avant à ce sujet pour accepter que l’ouverture à la transcendance soit un droit pour tous.

Dans ce cadre laïque, comment les catholiques devraient-ils défendre leurs préoccupations sur des sujets de société, tels que l’euthanasie ou le mariage entre personnes de même sexe ?

C’est au parlement qu’il faut discuter, argumenter, expliquer, raisonner. Ainsi grandit une société. Une fois que la loi est votée, l’État doit respecter les consciences. Dans chaque structure juridique, l’objection de conscience doit être présente car c’est un droit humain. Y compris pour un fonctionnaire du gouvernement, qui est une personne humaine. L’État doit aussi respecter les critiques. C’est cela une vraie laïcité. On ne peut pas balayer les arguments des catholiques, en leur disant : « Vous parlez comme un prêtre. » Non, ils s’appuient sur la pensée chrétienne, que la France a si remarquablement développée.

Que représente la France pour vous ?

La fille aînée de l’Église… mais pas la plus fidèle ! (rires) Dans les années 1950, on disait aussi « France, pays de mission ». En ce sens, elle est une périphérie à évangéliser. Mais il faut être juste avec la France. L’Église y possède une capacité créatrice. La France est aussi une terre de grands saints, de grands penseurs : Jean Guitton, Maurice Blondel, Emmanuel Levinas – qui n’était pas catholique –, Jacques Maritain. Je pense également à la profondeur de la littérature. J’apprécie aussi comment la culture française a imprégné la spiritualité jésuite par rapport au courant espagnol, plus ascétique. Le courant français, qui a commencé avec Pierre Favre, tout en insistant toujours sur le discernement de l’esprit, donne une autre saveur. Avec les grands spirituels français : Louis Lallemant, Jean-Pierre de Caussade. Et avec les grands théologiens français, qui ont tant aidé la Compagnie de Jésus : Henri de Lubac et Michel de Certeau. Ces deux derniers me plaisent beaucoup : deux jésuites qui sont créatifs. En somme, voilà ce qui me fascine avec la France. D’un côté, cette laïcité exagérée, l’héritage de la Révolution française et, de l’autre, tant de grands saints.

Quel est celui ou celle que vous préférez ?

Pape François : Sainte Thérèse de Lisieux.

Vous avez promis de venir en France. Quand un tel voyage serait-il envisageable ?

J’ai reçu il y a peu une lettre d’invitation du président François Hollande. La conférence épiscopale m’a aussi invité. Je ne sais pas quand aura lieu ce voyage car l’année prochaine est électorale en France et, en général, la pratique du Saint-Siège est de ne pas accomplir un tel déplacement en cette période. L’an dernier, quelques hypothèses ont commencé à être émises en vue d’un tel voyage, comprenant un passage à Paris et dans sa banlieue, à Lourdes et par une ville où aucun pape ne s’est rendu, Marseille par exemple, qui représente une porte ouverte sur le monde.

L’Église en France connaît une grave crise des vocations sacerdotales. Comment faire aujourd’hui avec si peu de prêtres ?

La Corée offre un exemple historique. Ce pays a été évangélisé par des missionnaires venus de Chine qui y sont ensuite repartis. Ensuite, durant deux siècles, la Corée a été évangélisée par des laïcs. C’est une terre de saints et de martyrs avec aujourd’hui une Église forte. Pour évangéliser, il n’y a pas nécessairement besoin de prêtres. Le baptême donne la force d’évangéliser. Et l’Esprit Saint, reçu au baptême, pousse à sortir, à porter le message chrétien, avec courage et patience. C’est l’Esprit Saint le protagoniste de ce que fait l’Église, son moteur. Trop de chrétiens l’ignorent. Un danger à l’inverse pour l’Église est le cléricalisme. C’est un péché qui se commet à deux, comme le tango ! Les prêtres veulent cléricaliser les laïcs et les laïcs demandent à être cléricalisés, par facilité. À Buenos Aires, j’ai connu de nombreux bons curés qui, voyant un laïc capable, s’exclamaient aussitôt : « Faisons-en un diacre ! » Non, il faut le laisser laïc. Le cléricalisme est en particulier important en Amérique latine. Si la piété populaire y est forte, c’est justement parce qu’elle est la seule initiative des laïcs qui ne soit pas cléricale. Elle reste incomprise du clergé.

L’Église en France, en particulier à Lyon, est actuellement frappée par des scandales de pédophilie remontant du passé. Que doit-elle faire devant cette situation ?
Il est vrai qu’il n’est pas facile de juger des faits après des décennies, dans un autre contexte. La réalité n’est pas toujours claire. Mais pour l’Église, en ce domaine, il ne peut y avoir de prescription. Par ces abus, un prêtre qui a vocation de conduire vers Dieu un enfant le détruit. Il dissémine le mal, le ressentiment, la douleur. Comme avait dit Benoît XVI, la tolérance doit être de zéro. D’après les éléments dont je dispose, je crois qu’à Lyon, le cardinal Barbarin a pris les mesures qui s’imposaient, qu’il a bien pris les choses en main. C’est un courageux, un créatif, un missionnaire. Nous devons maintenant attendre la suite de la procédure devant la justice civile.

Le cardinal Barbarin ne doit donc pas démissionner ?

Non, ce serait un contresens, une imprudence. On verra après la conclusion du procès. Mais maintenant, ce serait se dire coupable.

Vous avez reçu, le 1er avril dernier, Mgr Bernard Fellay, supérieur général de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X. La réintégration des lefebvristes dans l’Église est-elle de nouveau envisagée ?

À Buenos Aires, j’ai toujours parlé avec eux. Ils me saluaient, me demandaient une bénédiction à genoux. Ils se disent catholiques. Ils aiment l’Église. Mgr Fellay est un homme avec qui on peut dialoguer. Ce n’est pas le cas d’autres éléments un peu étranges, comme Mgr Williamson, ou d’autres qui se sont radicalisés. Je pense, comme je l’avais formulé en Argentine, que ce sont des catholiques en chemin vers la pleine communion. Durant cette année de la Miséricorde, il m’a semblé que je devais autoriser leurs confesseurs à pardonner le péché d’avortement. Ils m’ont remercié de ce geste. Avant, Benoît XVI, qu’ils respectent beaucoup, avait libéralisé la messe selon le rite tridentin. On dialogue bien, on fait un bon travail.

Seriez-vous prêt à leur accorder un statut de prélature personnelle ?

Ce serait une solution possible mais auparavant, il faut établir un accord fondamental avec eux. Le concile Vatican II a sa valeur. On avance lentement, avec patience.

Vous avez convoqué deux synodes sur la famille. Ce long processus a-t-il, selon vous, changé l’Église ?

C’est un processus commencé par le consistoire (NDLR : de février 2014) introduit par le cardinal Kasper, avant un synode extraordinaire en octobre la même année, suivi d’un an de réflexion et d’un synode ordinaire. Je crois que nous sommes tous sortis de ce processus différents de lorsque nous y sommes entrés. Moi également. Dans l’exhortation post-synodale (NDLR : Amoris laetitia, avril 2016), j’ai cherché à respecter au maximum le synode. Vous n’y trouverez pas des précisions canoniques sur ce qu’on peut ou doit faire ou non. C’est une réflexion sereine, pacifique, sur la beauté de l’amour, comment éduquer les enfants, se préparer au mariage… Elle valorise des responsabilités qui pourraient être accompagnées par le Conseil pontifical pour les laïcs, sous la forme de lignes directrices. Au-delà de ce processus, nous devons penser à la véritable synodalité, du moins à ce que signifie la synodalité catholique. Les évêques sont cum Pietro, sub Pietro (NDLR : avec le successeur de Pierre et sous le successeur de Pierre). Ceci diffère de la synodalité orthodoxe et de celle des Églises gréco-catholiques, où le patriarche ne compte que pour une voix. Le Concile Vatican II donne un idéal de communion synodale et épiscopale. On doit encore le faire grandir, y compris au niveau paroissial au regard de ce qui est prescrit. Il y a des paroisses qui ne sont dotées ni d’un conseil pastoral ni d’un conseil des affaires économiques alors que le code de droit canonique les y oblige. La synodalité se joue là aussi.

 

Journal Ouest France

 

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