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Russie: Wagner, le bras armé privé de Moscou

Evgueni Prigojine, également connu sous le surnom de «cuisinier de P
Evgueni Prigojine, également connu sous le surnom de «cuisinier de P

 

Bangui (République centrafricaine) – La force militaire est encore, pour la plupart des États, une prérogative régalienne, mais le néolibéralisme anglo-saxon a ouvert cet espace à la privatisation dès les années 1990. Mais du côté russe, ce genre de pratique n’a jamais été autorisé. Le mercenariat est officiellement totalement interdit en Russie. Pourtant, dans les faits, les choses ne sont pas si simples, car de toute évidence la position russe sur la question de la privatisation de la guerre a, semble-t-il, beaucoup évolué.

 

La naissance des sociétés militaires privées

Dans les années 1990 aux États-Unis, sur l’initiative du secrétaire d’État à la Défense Dick Cheney, un vaste programme de privatisation des forces armées voit le jour, donnant naissance à des sociétés militaires privées, les SMP. L’une des premières et des plus médiatisées, « Blackwater », aujourd’hui rebaptisée « Academi », fondée en 1997 par Erik Prince, un ancien des forces spéciales de l’US Navy – les Seal –, connaîtra un fort développement après les attentats du 11 septembre 2001 à New York. En Afghanistan, au-delà de ses missions défensives, Blackwater réalise des raids offensifs et létaux pour les « Special Forces » et pour la « CIA ». En Irak, comme le résume le reporter Jeremy Scahill dans son livre Blackwater. L’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde, Blackwater agit comme une garde prétorienne en Irak et bénéficie d’une immunité quasi totale face aux allégations de violence envers les civils irakiens. Selon le New York Times, en 2011 en Afghanistan, la proportion d’employés d’agences de sécurité privées a dépassé le nombre des militaires, avec 113 000 « contractors » (nom donné aux employés de ces sociétés militaires privées dans le monde anglophone) contre 90 000 soldats.

Ce recours au SMP est pleinement assumé par l’État américain qui, depuis, l’a largement développé sur de nombreux théâtres d’opérations à travers le monde. Un système de privatisation de l’action militaire très utile politiquement pour dégager, par exemple, la responsabilité de l’État si nécessaire, « ce n’est pas l’armée qui a fait ça… », et bien pratique notamment pour le concept du « zero kill » que les Américains cherchent à développer, qui consiste à ne pas avoir de victimes à déplorer dans les rangs de l’armée officielle. Une approche qui a peut-être fait des émules.

Les « hommes en vert » du Donbass

Le mercenariat a toujours existé à travers le monde. Mais comme cette pratique a été vivement combattue ces dernières décennies, elle s’est faite plus discrète. Cependant, elle a refait une apparition remarquée à l’occasion de la guerre par procuration qu’a menée la Russie en Ukraine en 2014. Bien que le Kremlin ait longtemps insisté sur le fait que la Russie ne faisait pas officiellement partie du conflit, la présence au Donbass « d’hommes en vert », venus en soutien aux séparatistes pro-russes, a révélé le recours à des mercenaires russes, appelés tantôt « mercenaires », « soldats » ou « volontaires ».

L’histoire, d’après le site internet de Saint-Pétersbourg www.fontanka.ru, a commencé en 2013 avec un groupe de 267 hommes d’origine russe qui ont été envoyés en Syrie par une organisation appelée Slavic Corps (« Corps slave »), une SMP créée en 2013 et basée en Argentine. Leur mission consistait officiellement à protéger des installations pétrolières, mais ils ont été rapidement pris par la guerre civile du pays dans laquelle ils se sont impliqués. Conflit où ils subiront de lourdes pertes. Certains des survivants, de retour à Moscou en octobre 2013, ont été arrêtés et condamnés pour activité mercenaire illégale.

Cependant, comme l’explique le site globalsecurity.org, « en 2014, alors que Moscou annexait la Crimée et attisait une guerre séparatiste dans l’est de l’Ukraine, un officier de l’armée russe nommé Dmitry Utkin et d’autres ont commencé à former des unités paramilitaires pour combattre dans le Donbass ukrainien. Des groupes de mercenaires ont travaillé main dans la main avec l’armée russe. Ils se sont entraînés dans une installation militaire près de Rostov-sur-le-Don et étaient commandés par des officiers expérimentés des services spéciaux et du ministère de la Défense. En juin 2014, les premiers groupes d’environ 250 mercenaires franchissaient la frontière ukrainienne ». L’un des groupes était dirigé par le lieutenant-colonel Dmitry Utkin, considéré comme le fondateur et le chef militaire du Corps slave, puis du Groupe Wagner qui recrutera ses soldats de fortune, pour la plupart habités par de fortes convictions nationalistes, qui opéreront pour lui en Ukraine.

Dmitry Utkin (capture d’écran) rferl.org

Car Dmitry Utkin est une figure du genre : c’est un ancien dirigeant de la 2e brigade des forces spéciales du renseignement militaire russe (le GRU). On dit de lui qu’il porte un casque à cornes, qu’il pratiquerait une forme de paganisme et qu’il aurait une croix gammée tatouée sur l’épaule. Proche des milieux néonazis, sa sympathie pour le IIIe Reich lui vaudrait aussi son nom de guerre de « Wagner », surnom qu’il aurait pris en hommage à l’antisémitisme du compositeur allemand du XIXe siècle Richard Wagner. Ses hommes et lui étant qualifiés de « Groupe Wagner », ce nom deviendra celui de sa société militaire privée.

En juin 2017, son nom a été ajouté à la liste des individus sous sanctions du département du Trésor américain pour ses « actions en Ukraine ».

Les théâtres d’opérations du Groupe Wagner

Le 30 septembre 2015, la Russie lance une campagne militaire en Syrie et déploie sur le terrain des forces armées régulières, un corps expéditionnaire composé de forces d’opérations spéciales (SSO), de différentes forces spéciales (Spetsnaz), de la police militaire, de conseillers et de techniciens militaires ainsi que des « volontaires » et des « contractuels » (Kontraktniki) et autres paramilitaires travaillant pour des sociétés militaires privées, dont le Groupe Wagner, qui refait alors son apparition. Un pays dans lequel le Groupe Wagner s’impliquera fortement et où il restera aux côtés du régime syrien contre les jihadistes de l’organisation État Islamique. Cette implication, d’après des observateurs militaires, permettrait là encore de faire des actions de guerre par procuration, sans que ce soit une guerre ouverte contre les États-Unis, sur un terrain où Occidentaux et Russes ont des intérêts divergents.

Cette aventure syrienne, au-delà des victimes civiles et militaires, coûtera cher en vies humaines au Groupe Wagner, notamment lors de la bataille perdue de Deir Ezzor en février 2018, où ils perdront plusieurs dizaines d’hommes, selon certaines sources – seulement cinq, d’après Moscou. D’après le journal russe d’investigation RBK, plus de 1 600 Kontraktniki russes se sont battus sur la bataille de Palmyre en 2016. D’après RBK, ces mercenaires travailleraient en partie avec le GRU. Ce qui n’est pas surprenant quand on sait, comme en témoigne l’Institut français des relations internationales (l’Ifri) dans son rapport « Spetsnaz, contractuel, volontaire : qui sont les “hommes de guerre” russes en Syrie », que le camp d’entraînement du Groupe Wagner se situerait sur la base de Molkino en Russie, qui héberge la 10e brigade des forces spéciales du GRU. Une forte implication qui expliquerait peut-être pourquoi Dmitry Utkin a été décoré pour son action de « l’Ordre du Courage » au Kremlin le 12 décembre 2016.

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Devenus trop visibles sur le théâtre d’opérations syrien, les hommes du Groupe Wagner sont ensuite réaffectés à la sécurisation de champs gaziers et pétroliers, revenant ainsi à une situation plus classique d’intervention et plus acceptable.

Mais au-delà de la Syrie, leur présence est signalée dans de multiples pays où la Russie souhaite se positionner. Ce sera le Venezuela, le Soudan, la République centrafricaine, Madagascar, le Mozambique, la Libye…Dès que leur présence est révélée à Bamako ou ailleurs, la presse s’alarme et titre souvent sur leur débarquement, même s’il s’agit parfois d’autres SMP russes. Car le Groupe Wagner est devenu la référence dès qu’on parle d’opérateurs privés russes : c’est la plus importante, probablement de par son lien avec le Kremlin.

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Un membre de l’unité de protection rapprochée du président de la République centrafricaine, Faustin-Archange Touadéra, composée d’agents de l’entreprise de sécurité privée russe Sewa Security, est vu à Berengo le 4 août 2018. FLORENT VERGNES / AFP

« Le cuisinier de Poutine »

Derrière le Groupe Wagner opère celui qu’on désigne comme son financier, pour certains son fondateur et son véritable chef, un personnage qui semble sorti d’un roman de Dostoïevski, craint et secret, décrit par certains comme glacial et provocateur, qui ferait partie des proches de Poutine. Un homme dont le nom est Evgueni Prigojine, plus connu par son surnom de « cuisinier de Poutine », décrit par le journaliste d’investigation Roman Dobrokhotov, du site « The Insider », par cette formule : « Prigojine est l’un des hommes les plus mystérieux du sommet de l’État russe. Il est aussi, avec le président tchétchène Ramzan Kadyrov, celui sur lequel il est le plus désagréable et le plus dangereux de travailler ».

Evgueni Prigojine serait, d’après plusieurs sources, un ancien gangster, condamné en 1981 à douze ans de prison pour banditisme et divers vols. À la chute de l’URSS, alors que les Russes se ruent sur les hot dogs américains, il ouvre une chaîne de fast-food et, peu après, un restaurant ultra chic à Saint-Pétersbourg où il fait la connaissance de Vladimir Poutine dans les années 1990. Or, Poutine, qui serait connu pour craindre les empoisonnements, lui aurait fait confiance et l’aurait chargé de fournir le Kremlin, d’où son surnom de « cuisinier de Poutine ». Une proximité avec le président, comme l’explique le journal Le Monde, qui lui permettra de remporter des contrats de plus en plus importants, dont celui avec le ministère de la Défense, évalué à plus d’un milliard d’euros par an.

Le nom d’Evgueni Prigojine est aussi, d’après de nombreuses sources, relié aux « usines à trolls » qui ont envahi internet de commentaires et de posts préfabriqués pour attaquer les ennemis de la Russie et diffuser les messages de propagande du Kremlin. Prigojine, d’après Le Monde, « fait partie de la liste des individus les plus sanctionnés par Washington pour leur participation supposée aux ingérences russes lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 ».

Affaires militaires et matières premières

Une enquête de Mediapart en 2019, qui révélait les déplacements réguliers du « cuisinier de Poutine » en avion privé sur de nombreuses zones de conflits armés, principalement au Moyen-Orient et en Afrique, s’interrogeait pour savoir si c’était pour contrôler le menu des militaires russes qui y sont présents. De toute évidence, la réponse est « non ».

Selon le site Fontanka, cité par Mediapart, déjà en décembre 2016, sous les auspices du ministère russe de l’Énergie, Prigojine, pour la société russe Euro-Polis, avait signé avec le gouvernement syrien un mémorandum de cinq ans, jusqu’en 2021, pour la protection des champs pétroliers et gaziers syriens repris à l’organisation État islamique. En contrepartie, Euro-Polis percevait un quart des revenus tirés de l’exploitation du gaz et du pétrole syrien, ainsi que le remboursement du coût des combats menés par le Groupe Wagner. En mai 2017, Euro-Polis ouvrait une succursale à Damas, en Syrie.

Depuis, de nombreux accords d’exploration et d’exploitation des ressources minérales locales ont été passés avec des pays où il y a des intérêts russes et des structures de Prigojine, celui-ci jouant un rôle important dans ce processus. Autre exemple : à partir de 2018, le Groupe Wagner commence à travailler en République centrafricaine et au Soudan. Dans la même période, les sociétés associées à Prigojine, « Lobaye Invest » et « St.Petersburg LLC M Invest » ont reçu l’autorisation d’exploiter les gisements aurifères, diamantaires et d’autres minéraux en RCA et au Soudan, observe la même source.

Les journalistes assassinés enquêtaient sur la présence de mercenaires russes dans l’appareil sécuritaire d’État, dont la garde rapprochée du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra. (Image d’illustration) FLORENT VERGNES / AFP

De la difficulté d’enquêter sur le Groupe Wagner

Le 30 juillet 2018, trois journalistes russes, Alexander Rastorguev, Orhan Jemal et Kirill Radchenko, qui enquêtaient sur les activités de Prigojine et du Groupe Wagner en RCA, ont été assassinés en République centrafricaine. Selon une enquête indépendante, un gendarme centrafricain qui coordonnait ses actions avec des membres des structures de Prigojine pourrait être impliqué dans les meurtres. En revanche, selon la Russie, qui vient récemment de produire le résultat de son enquête, les auteurs de ces crimes étaient des voleurs, des « coupeurs de route » comme on dit sur place. De son côté, le service de presse de Prigojine, cité par Mediapart, a déclaré, après l’assassinat des journalistes, que Prigojine « n’avait aucun intérêt dans les projets militaires ou civils en République centrafricaine, y compris dans l’exploitation des gisements d’or ».

Malgré toutes les tentatives pour ne pas faire la lumière sur les opérations du Groupe Wagner, sa présence est régulièrement signalée. En début d’année, dans le cadre des négociations sur la Libye, le président turc Recep Tayyip Erdogan a vivement critiqué la présence du Groupe Wagner, affirmant que 2 500 mercenaires de Wagner étaient aux côtés du maréchal Khalifa Haftar. Washington s’est dit très préoccupé par la présence croissante de mercenaires de Wagner en Libye. Mais la Russie nie toute implication directe dans le conflit.

Dernier épisode : fin janvier 2019 au Sénat, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian dénonçait ouvertement la présence de mercenaires russes en République centrafricaine en pointant la présence « anti-française » de la Russie par ces mots : « Ce n’est pas vraiment l’armée (mais) des supplétifs qui agissent sous l’autorité d’un Monsieur qui s’appelle M. Prigojine… Si M. Prigojine m’entend au-delà de cette salle, qu’il sache qu’on le connaît bien ».

Pendant ce temps, le groupe Wagner, lui, continue de faire le travail.

 

Article rédigé et publié par RFI

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