Vladimir Poutine le soulignait en 2012 devant la Douma : « une corporation d’entreprises militaires privées serait un outil efficace pour réaliser les objectifs nationaux sans faire appel à la participation directe de l’Etat russe ». Huit ans plus tard, les private military companies – PMC russes sont impliquées à des degrés divers dans une myriade de conflits de plus ou moins haute intensité à travers le monde. Parmi ces firmes qui déploient des paramilitaires et autres contractors sur le terrain, le Groupe Wagner est la plus emblématique et « le secret le moins bien gardé de Russie ». Quel statut et quelle pérennité des PMC dans la dynamique d’ingérence croissante de la Russie de Vladimir Poutine dans de multiples théâtres à travers le monde ?
Les entreprises militaires privées russes, une genèse en eaux troubles
Dans la stratégie russe, la projection de mercenaires à l’étranger semble résulter surtout d’un calcul à court terme, plus que d’un investissement politique à long terme. Le sujet arrive sur la scène internationale en 2014, lors de la crise ukrainienne, lorsque les hommes du groupe Wagner apparaissent en nombre au côté des séparatistes, dans la région de Louhansk. S’ils sont assimilés dans un premier temps aux hommes du GRU, le service de renseignement militaire russe, ces paramilitaires se distinguent lors de plusieurs actions en Crimée et au Donbass contre les loyalistes ukrainiens. Leur mobilisation s’inscrit dans la stratégie de Moscou de renforcer son influence politique et stratégique tout en évitant d’apparaître ouvertement en première ligne. Ces forces irrégulières et autoproclamées « volontaires » permettent de diminuer le nombre et la visibilité sur le terrain des militaires de carrière de l’armée russe. En outre, la frontière poreuse en matière de défense entre le secteur public et les groupes privés facilite les transferts de personnels entraînés et déployables rapidement.
Alors que le conflit ukrainien perd en intensité et devient un conflit gelé, une partie de ces mercenaires est déployée à l’automne 2015 dans le théâtre syrien pour soutenir le régime de Bachar Al-Assad. Leur première action, le 18 octobre, se solde néanmoins par un fiasco. Sous-équipé face au groupe rebelle Jaysh Al islam, le Slavonic Corps, première PMC russe à se risquer en territoire syrien, est pris en tenaille sur le chemin de Deir-Ez-Zor, à l’est du pays, où la société était chargée de protéger les installations pétrolières. Après leur échec, la majorité des mercenaires rentre en Russie, où les fondateurs de Slavonic Corps sont arrêtés et condamnés à des peines de prison. Paradoxe : le mercenariat est illégal en Russie, aux termes de l’article 348 du code criminel.
Si le développement des PMC russes n’est pas sans embûches, une figure émerge notamment, à l’origine des activités du groupe Wagner au Moyen-Orient : le lieutenant-colonel Dimitri Outkine, ancien du GRU. Ce militaire aguerri, surnommé lui-même Wagner, reste aux commandes opérationnelles du groupe après le déploiement en Ukraine. Avec un nouveau centre de formation dans le sud de la Russie, il relance ses activités en Syrie pour venir en aide à un régime syrien à bout de souffle. Si Dimitri Outkine incarne la figure militaire du Groupe, il doit son ascension à un autre homme clé du régime russe : Evgeny Prigozhin.
Evgeny Progozhin et Vladimir Putin- Crédits photo: Alexei Druzhinin/Pool Photo via AP Ce dernier, oligarque surnommé « le cuisinier de Poutine » après avoir fait fortune dans la restauration de luxe, a diversifié ses activités jusqu’aux fonctions exécutives de Wagner, avec le soutien de hauts gradés de l’armée. Connu du grand public pour avoir lancé en 2013 l’Internet Research Agency, très active dans le cyberespace et considérée comme une usine à trolls, Prigozhin fait partie du cercle rapproché de Vladimir Poutine. Aujourd’hui dirigeant et principal financier du groupe, il minimise son rôle dans le déploiement des paramilitaires dans nombre de pays. Projeter le groupe Wagner au service des ambitions géopolitiques du Kremlin lui permet d’asseoir son statut et son influence au sein du microcosme russe, et d’augmenter son profit par des contrats supplémentaire, notamment en Syrie et en République centrafricaine. Au fil du temps, les dirigeants du groupe ont aussi ouvert les priorités de Wagner à des enjeux plus commerciaux que purement stratégiques, notamment en matière de contrôle des ressources naturelles vulnérables. Au risque d’un flou croissant dans la stratégie du groupe, tantôt agissant comme supplétif militaire de l’Etat russe, tantôt entreprenant des missions de PMC classiques.
Les PMC russes comme le groupe Wagner réalisent une grande variété de missions complémentaires en territoire étranger. Elles peuvent apporter un soutien armé opérationnel et influer sur la conduite ou l’issue d’un conflit. Externaliser ces activités permet par ailleurs aux belligérants officiels de mettre sous le boisseau les pertes humaines éventuelles. Par leurs activités de renseignement et leur capacité à créer des réseaux d’information et d’influence auprès des dirigeants locaux, les PMC contribuent également à favoriser l’influence russe sur le terrain. Leur contrôle de sites de ressources naturelles, pétrolières mais aussi minérales, permet en outre au pouvoir russe de renforcer ses liens économiques et commerciaux avec certains Etats, en marge de sanctions internationales. Enfin, le dernier atout d’un groupe comme Wagner est celui de son impact informationnel voire de sa visibilité. A travers ses déploiements, il démontre une certaine puissance géopolitique russe, tout en mettant en exergue la solidité des liens intérieurs entre le Kremlin et les oligarques proche du pouvoir.
Depuis le déploiement ukrainien en 2014, le renforcement des activités du groupe Wagner a permis à Moscou de disposer d’un vivier de professionnels, en grande majorité ex-militaires ou ex-GRU. Environ 5 000 hommes peuvent ainsi être projetés à flux tendus sur des théâtres étrangers. Quant aux mercenaires, au-delà de l’attachement à un récit nationaliste, ils bénéficient de salaires mensuels élevés : 240 000 roubles, environ 2 600 euros mensuels en zone de guerre, quand le salaire moyen russe s’élève à 40 000 roubles.
Des perspectives en clair-obscur
L’avènement du groupe Wagner sur le théâtre syrien fin 2015, s’il a symbolisé l’internationalisation des prestations offensives des mercenaires russes, n’a pas pour autant été couronné de succès. Manquant d’équipements et d’armements hauts de gamme, en première ligne, ses troupes ont essuyé de lourds revers et des pertes humaines importantes, critiquées par l’opinion publique russe. L’assaut raté, en février 2018, contre les installations du champ pétrolier de Conoco dans la région de Deir-ez-Zor tenues par des forces américaines, a ainsi constitué un tournant. L’offensive a été refoulée par l’aviation américaine, après une mise en garde officielle de la Maison blanche envers le Kremlin – qui a nié être informé de la présence de ces mercenaires. Le bilan : environ 200 victimes en une nuit, sur un total de 3 000 mercenaires déployés en Syrie. Au-delà de cet échec, le groupe Wagner et d’autres PMC russes comme Vegacy E.N.O.T, Vostok Battalion, ont apporté un soutien important au régime de Bachar Al-Assad en matière de sécurisation des approvisionnements énergétiques en gaz et en pétrole.
Ces méthodes ont été déployées à nouveau en Libye. Au côté des troupes de l’Armée nationale libyenne du général Haftar, allié du Kremlin, les contractors ont participé à des missions de soutien, de formation des officiers, de protection des sites pétroliers, de renseignement et de propagande pro-Haftar en recrutant d’ancien cadres khadafistes et acquérant des médias locaux. Les hommes de Dimitri Outkine ont également pris part à des offensives militaires directes de grande échelle comme la bataille de Tripoli, début 2018. Ce mode opératoire multi-facettes se décline au sein d’autres terrains africains, signe d’une réorientation stratégique du Kremlin qui entend nouer des relations fortes avec des Etats en quête de soutien économique, politique ou sécuritaire. Le Soudan, le Vénézuela, Madagascar et le Mozambique sont ainsi approchés par le groupe Wagner, tandis que des centaines de paramilitaires concurrencent le rôle de la France comme premier partenaire en Centrafrique.
La France n’est cependant pas le seul Etat occidental à s’inquiéter de la montée en puissance officieuse du bras armé russe en Afrique. Mais si les Etats-Unis ont réagi ponctuellement en Syrie, une réponse commune organisée se fait attendre, au risque de voir l’influence politique du groupe Wagner croître. Son utilisation par le Kremlin en complément des forces russes régulières, dans des conflits souvent asymétriques, ses activités d’influence ou de déstabilisation inquiètent les Européens. Illégale au regard du droit russe, la firme russe se place en marge de l’ordre international en évitant de signer l’ICOC, code de conduite des entreprises du secteur. Cette stratégie et ce mode opératoire ne sont pas sans exposer le groupe à des risques majeurs. Des comportements individuels et de groupe déviants sont signalés : exactions – l’enquête est en cours actuellement – en Syrie, assassinats de journalistes enquêtant sur le déploiement du groupe en Centrafrique, etc. A travers le groupe, c’est bien le Kremlin qui est exposé à des risques stratégiques et en termes de réputation. Couplée à la menace de sanctions internationales, cette réalité peut remettre en cause la pérennité du Groupe.
Composante de ce que certains considèrent comme une stratégie de guerre hybride, le déploiement du groupe Wagner apparaît remis en question. Si le groupe a pu tester ses modes opératoires sur les terrains ukrainiens et syriens, les pertes humaines élevées, l’efficacité opérationnelle discutable et l’illégalité de la firme au regard du droit international viennent obérer la stratégie d’influence officieuse russe. Loin de contribuer à construire une solution politique à l’instabilité de pays fragilisés, le groupe Wagner apparaît aujourd’hui comme un outil à court terme dans la stratégie du Kremlin. Un outil apte à influer sur des situations militaires précises mais dépourvu d’une doctrine qui l’inscrirait dans la durée.
Martin Desbiolles, Junior Fellow de l’Institut Open Diplomacy 3 novembre 2020 • Eurasie
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