Par Tanguy Berthemet
Le monument a été déposé, le 29 novembre, sur l’une des grandes avenues de Bangui, au coin de l’université. Le style stalinien de la statue aurait suffi à signer sa provenance, mais les silhouettes façon bronze achèvent d’enlever les derniers doutes. On y voit quatre soldats, deux russes et deux centrafricains, face à d’invisibles ennemis et protégeant une femme et deux enfants. Le groupe pompeux a immédiatement été inauguré par le président Faustin-Archange Touadéra.
Beaucoup y ont vu un symbole de plus de l’influence grandissante de Moscou sur ce pays d’Afrique centrale, et plus particulièrement de Wagner. Ce groupe privé paramilitaire, financé par Evgueni Prigojine, un oligarque proche de Vladimir Poutine, n’a depuis son arrivée à Bangui, en 2018, cessé de monter en puissance. Au point de parfois passer pour le véritable vice-roi, même s’il n’a sur place aucune existence juridique, sinon une mystérieuse société, Sewa Securities. Le défilé militaire du 1er décembre, jour de la fête nationale, a laissé craindre le pire. Plusieurs diplomates invités, redoutant de devoir assister à une démonstration de force de Wagner, avaient préféré se faire porter pâles. La présence russe fut finalement discrète. « Mais cela ne change pas grand-chose à sa présence réelle dans les institutions du pays », remarque un observateur.
« Protocole de coopération »
Dans un récent rapport, dévoilé par EUobserver, le Service européen pour l’action extérieure assure qu’au moins un bataillon formé à l’aide de soldats de l’Union européenne est « sous le commandement direct ou la supervision des mercenaires de Wagner Group ». Les paramilitaires exercent en fait « une solide influence sur le commandement des forces armées centrafricaines et d’autres institutions gouvernementales ». Pour Bruxelles, qui depuis 2016 a déployé une mission de formation des troupes centrafricaines (EUTM), dotée d’un budget de 17 millions d’euros, l’affaire est délicate. Les forces armées centrafricaines (Faca) et les mercenaires de Wagner sont en outre régulièrement accusés d’abus. Le groupe de travail de l’ONU a accusé les « sociétés de sécurité privées » de se livrer à des « exécutions sommaires massives, détentions arbitraires, tortures pendant les interrogatoires, disparitions forcées ».
Le poids de Wagner et des Russes ne se limite pas à l’armée. L’an dernier, des « coopérants » russes avaient été déployés dans l’administration des douanes, de loin la première source de recettes pour le budget de l’État. Ce système opaque avait été soupçonné de servir de couverture pour ponctionner le budget, alors qu’une société, Lobaye Invest, liée selon le Trésor américain à Prigojine, bénéficie déjà de contrats miniers. Devant le tollé, le ministre des Finances a annoncé en octobre mettre fin à cette coopération. Dans la foulée, cependant, un projet de « protocole de coopération » filtrait, entre le ministère, l’ambassade de Russie et une mystérieuse société, SJ Amiko, pour améliorer la gestion des douanes. « Le pays est sous la tutelle d’un groupe criminel qui fonctionne sur le modèle du crime organisé transnational », affirme Nathalia Dukhan, enquêtrice pour l’ONG The Sentry.
Les secousses autour de l’arrestation de Hassan Bouba ont également été perçues comme un signe de l’emprise de Wagner. Ministre de l’Élevage et ancien milicien de l’UPC, le plus puissant des groupes armés, Hassan Bouda a été interpellé le 19 novembre par les gendarmes. Ces derniers agissaient sur ordre de la Cour pénale spéciale (CPS), une juridiction qui mêle magistrats centrafricains et internationaux. Six jours plus tard, Hassan Bouda était toutefois relâché sans que les juges n’aient pu l’approcher. « Les Russes ont bien trop besoin de lui pour comprendre l’UPC », déplore une source proche de la CPS, qui voit dans cette affaire le signe d’une « perte de souveraineté du pays ».
Emmanuel Macron a assuré que « le président Touadéra est otage de Wagner ». Comme la France, l’UE a gelé ses aides, faisant perdre 48 millions d’euros au pays. La mission des Nations unies (Minusca), longtemps bienveillante, ne masque plus ses critiques. Ces pressions semblent pour l’instant vaines. « Les acteurs internationaux sont peu coordonnés et lents tandis que Wagner agit avec des méthodes de commando pour étendre son influence », déplore Nathalia Dukhan. Dans Jeune Afrique, le président Touadéra a botté en touche : « Avez-vous vu, ici à Bangui, une société qui s’appelle Wagner et qui aurait pignon sur rue ? »