Bangui, République centrafricaine, mardi, 20 avril 2021 ( Corbeaunews-Centrafrique). La vidéo est d’un cynisme cru. Il s’agit d’un des «cours magistraux» de Fidèle Gouandjika, va-t-en-guerre assumé, l’un des plus proches conseillers du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra. Le proche du chef de l’Etat a pris l’habitude de partager ses «réflexions» en direct, sur Facebook. Le 15 mars, il lâche : «Les Russes ne cesseront de venir. Même s’ils demandent nos diamants, on va leur donner. Ils demandent de l’uranium, on va leur donner. Du bois, on va leur donner. Même s’ils demandent de coucher avec nos femmes, on va leur donner.»
Provocation ou manière d’assumer des crimes qui alimentent toujours plus la rumeur banguissoise ?
Depuis 2018, et après le désengagement de Centrafrique du partenaire traditionnel français, le groupe de sécurité russe Wagner, dirigée par un proche de Poutine Evgeni Prigogine, a pris le contrôle des réseaux de pouvoir, notamment via le conseiller à la sécurité nationale du président, Valéry Zakharov.
Ces derniers mois, la présence des paramilitaires s’est renforcée. Contactés par Libération, le gouvernement et la présidence centrafricaine ainsi que l’ambassade de Russie n’ont pas donné suite à nos demandes d’information.
Entre décembre et janvier dernier, les attaques de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), alliance de six groupes armés autour de l’ancien président François Bozizé, ont perturbé le processus électoral et menacé la capitale Bangui. La force de la mission de maintien de la paix de l’ONU, la Minusca, des forces rwandaises (notamment en charge de la défense de Bangui) et les mercenaires russes ont repoussé l’attaque. Depuis, les rebelles, divisés, reculent toujours plus au nord.
Selon le narratif officiel, l’armée centrafricaine, encore en reconstruction, part à la reconquête d’un territoire perdu depuis des années. Wagner n’existe pas. Les 535 Russes présents en Centrafrique ne sont que des instructeurs, présents en soutien.
Pont aérien et fonds de tiroirs
Dans les faits, le millier de mercenaires, dont la présence est dissimulée derrière des sociétés écrans, mène la contre-offensive, reléguant les forces armées centrafricaines (Faca) a un rôle de supplétifs. Wagner a organisé un vaste pont aérien pour acheminer des armes, au frais de l’état centrafricain, violant l’embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Le terme «russe» est presque abusif, tant nombre d’entre eux viennent du Moyen-Orient, débarqués dans un environnement qu’ils ne connaissent pas. «Wagner a fait les fonds de tiroirs», analyse un diplomate. Un récent rapport d’un groupe de travail de l’ONU, chargé de la surveillance des milices armées, a sonné une première alarme, «dénonçant de graves violations des droits de l’Homme». Le rapport y confirmait les révélations de Libération selon laquelle la Minusca avait collaboré avec Wagner en début d’année.
Selon des témoignages recueillis par Libération, l’arrivée de Wagner dans les localités s’accompagne de pillages. Les mercenaires se servent, incités par de faibles salaires, une logistique défaillante et l’impunité que leur confère leur statut d’assurance-vie du régime.
Jean-Pierre (1) se souvient encore du bouleversement qui a frappé son village, situé au sud du pays, en décembre. «Ils ont brisé les portes, les fenêtres, volé les habits, les ustensiles de cuisine, les chaussures, les mousses, les chaises, les fauteuils. Ils ont tout détruit. Ils ont décimé les cheptels. Quand les cabris passaient, ils tiraient.»
«La peur au ventre»
L’occupation se met en place. Les Russes s’installent trois mois dans les bâtiments administratifs, et transforment le village en centre d’entraînement de tir. Pour aller au champ, les habitants préfèrent demander l’autorisation à Wagner. «Ils confondent tout le monde, ils voient des rebelles partout, explique Jean-Pierre. Alors on allait négocier avec le commandant. Nous, pauvres civils, face à des gens agités, en arme… On allait la peur au ventre.»
Dans un autre village situé à 40 km, en revanche, la cohabitation s’est bien passée : les Russes, accompagnés d’un traducteur n’ont commis, selon les habitants, aucun débordement. Un membre influent du gouvernement y cultive des plantations.
En territoire rebelle, la situation devient préoccupante. Selon les témoins, les Wagner ne saisissent pas les enjeux qu’impliquent plusieurs décennies de conflits larvés. Pire, ils ne semblent pas s’en soucier. Bambari est un exemple parlant. La quatrième ville du pays est un territoire de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), qui a participé à la rébellion avant de récemment prendre ses distances. Le groupe revendique la défense des Peuls, des éleveurs nomades. Il s’agit en fait d’un alibi pour ses activités criminelles, dirigées même contre sa propre communauté.
Les 15 et 16 février, Russes et forces gouvernementales atteignent Bambari et chassent l’UPC au terme de violents combats. MSF affirme avoir soigné ce jour-là une trentaine de blessés, dont des mineurs atteints d’éclats d’obus. Selon Amnesty International, 14 cadavres ont été retrouvés dans la mosquée, sans que l’on puisse identifier les auteurs du crime.
Un Peul est un rebelle
Depuis, Wagner a installé une base dans le quartier de Setero. Et agit selon une règle : un Peul est un rebelle. Selon nos informations, au moins une vingtaine de personnes ont disparu, à Bambari et aux alentours, après des descentes effectuées par les Russes. Parmi eux, des éléments armés mais aussi des civils, parfois cibles de dénonciations opportunistes.
Fatima est à Bangui depuis plusieurs semaines. Quand son fils a été arrêté, elle a tenté d’aller le voir à la base russe, sans succès. Le troisième jour, un militaire centrafricain lui apprend son transfert à Bangui. Elle réussit à réunir 90 000 francs CFA (140 euros), une somme énorme, et descend à la capitale. Elle fait en vain le tour des commissariats, hôpitaux, et prisons. Au bout de six jours, on lui fait comprendre qu’elle pose trop de questions. «Je ne me sens pas bien, je ne mange pas bien. J’ai laissé mes petits-enfants à Bambari, explique-t-elle. Mais si je reste ici, qui va s’en occuper ? Ils réclament leur père chaque jour. Je leur fais garder espoir, je leur dis qu’il va revenir. Mais je ne sais pas.»
Et puis, il y a les viols. Les violences sexuelles contre les femmes sont un fléau centrafricain depuis vingt ans. Chaque montée en intensité du conflit accroît le nombre de viols, tant par les combattants que par les proches. Les derniers événements n’ont pas fait exceptions. MSF a dénombré au mois de janvier, à Bangui, deux fois plus de viols qu’en temps normal.
«Ils m’ont massacrée»
Bien qu’il soit difficile d’en connaître l’ampleur, Wagner a participé à cette vague. A la sortie du lycée, Simone se pressait pour rentrer chez elle un soir de février. Le couvre-feu de 18 heures approchait, la nuit tombait, les avenues se vidaient. Un véhicule de Wagner s’est arrêté à son niveau. L’un d’entre eux parlait un peu français. «Ils m’ont proposé de monter, je pensais qu’ils voulaient me ramener chez moi.»
L’élève de terminale est emmenée dans une maison. Elle descend dans une pièce meublée d’un petit lit de camp. «Après une heure, ils sont venus me brutaliser. Ils m’ont massacrée, ça a duré toute la nuit.» Cinq hommes la violent à tour de rôle. Au petit matin d’une nuit sans sommeil, ils la relâchent au centre-ville, contre un billet de 10 000 francs, et la consigne de se taire. Simone saignera pendant plusieurs jours.
Au village de Jean-Pierre, Marie a connu une histoire similaire. Elle est une jeune commerçante. Quelques jours après l’installation des Russes, elle s’approche d’un petit marché improvisé à l’entrée de leur base. Un Russe armé la voit et lui fait signe d’entrer. «Je pensais qu’ils achèteraient mes produits. Une fois à l’intérieur, un homme m’a pris dans ses bras et m’a jetée sur un lit», murmure-t-elle les yeux fixés au sol. Là encore, cinq hommes. «Quand ça a été fini, ils m’ont donné une bouteille d’eau. Ils ne parlaient pas la langue, mais ils ont fait des gestes pour me dire que si je parlais, ils me tueraient.»
Elle montre une cicatrice encore fraîche au bras : le résultat d’une dispute avec son mari, qui n’a pas supporté le viol et l’a chassée. Depuis, Marie vit chez sa mère, un peu à l’écart du village. De passage à Bangui, elle a refusé de se faire soigner : «la honte». Les victimes rencontrées ont peur. «En général, les victimes en RCA mettent toujours du temps pour se faire connaître, relativise un membre du Groupe de travail de la société civile. Dans ce pays, elles vivent très souvent parmi leurs bourreaux.»
Sessions de paranoïa
«Tout le monde a peur des Russes, objecte un autre membre de la société civile qui souhaite rester anonyme depuis des menaces de mort. Même s’ils le voulaient, les commissaires, les commandants, les juges, ne peuvent rien faire.» Rares sont les officiels qui acceptent de s’exprimer, même en off.
La Minusca reste timorée devant les agissements d’un des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU. Le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la RCA, Mankeur Ndiaye se contente pour le moment de promettre une «enquête sur les allégations d’exactions».
Les Russes entraînent le deuxième mandat de Faustin-Archange Touadéra dans une crispation inquiétante. Plusieurs figures de l’opposition, dont certains avaient noué une alliance politique avec François Bozizé, voient leur immunité parlementaire menacée, après avoir été empêchées de quitter le territoire. Les réunions autour du Premier ministre Firmin Ngrebada, pièce maîtresse du dispositif russe en RCA, deviennent des sessions de paranoïa auto-entretenues.
Restent deux questions : à quel point la «méthode Wagner» peut infuser dans l’action d’un gouvernement, encore tenu à bout de bras par les bailleurs internationaux, Union européenne et FMI en tête ? Surtout, la population, épuisée par deux décennies de guerre civile, va-t-elle tolérer de tels actes dans l’espoir, très hypothétique, qu’ils mettraient fin à la domination des groupes armés ?
Lors de l’investiture de Faustin-Archange Touadéra le 31 mars, l’ambassadeur russe a été acclamé par une salle de notables acquis à la Russie. Simone, du fond de sa classe, s’interroge, après un long silence : «Je pensais que les Russes étaient venus nous secourir, pour notre sécurité. Mais ils viennent nous faire cela. Je ne comprends pas.»
(1) Tous les prénoms ont été changés par mesure de précaution.
Par Antoine Rolland
https://www.liberation.fr/international/afrique/en-centrafrique-les-mercenaires-de-wagner-sement-la-peur-20210420_7HGMONC32BHJTKFZIQMTMJ3YJE/