COMMUNICATION AU CONSEIL ECONOMIQUE ET SOCIAL
LUNDI 09 AOUT 2021
MARTIN ZIGUELE
THÈME « LA REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE FACE AUX ENJEUX
GÉOSTRATÉGIQUES, SECURITAIRES ET ECONOMIQUES EN
TEMPS DE CRISE »
C’est la 4ème fois que je suis invité par votre auguste institution pour échanger avec vous sur des sujets relatifs à notre nation, et je voudrais vous en remercier. Autant les sujets précédemment évoqués étaient assez « classiques », autant la thématique d’aujourd’hui qui s’inscrit dans une actualité qui se déroule sous nos yeux, exige beaucoup de lucidité et de courage dans son analyse, afin de contribuer positivement à la réflexion générale sur les voies et moyens d’aller de l’avant dans la stabilisation de la situation de notre pays, aussi bien sur le plan sécuritaire qu’économique. Dans ma démarche, je présenterai dans ses grandes lignes l’ordre géostratégique actuel, avant de partager avec vous mes réflexions, forcément subjectives, sur les domaines du possible pour notre pays face à ce tableau. Le débat et les échanges nous permettront certainement de nous nourrir réciproquement de nos différentes visions, car la nation étant d’abord et avant tout une communauté de destin, les échanges sont plus que nécessaires.
Quelles sont, dans leurs grandes lignes, les stratifications géopolitiques d’aujourd’hui ?
Le monde tel qu’il existe aujourd’hui avec ses lignes de forces, a été dessiné trois mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, par les premiers responsables des puissances alliées contre l’Allemagne (Union soviétique, Royaume-Uni, Etats-Unis) lorsque leur victoire devenait imminente , lors de la Conférence de YALTA, en Crimée, tenue du 4 au 11 février 1945.
Cette conférence avait pour objectifs, outre l’adoption d’une stratégie commune afin de hâter la fin de la Seconde Guerre mondiale et le règlement du sort de l’Europe après la défaite allemande, mais surtout pour ce qui nous concerne, la garantie de la stabilité d’un nouvel ordre mondial après la victoire des Alliés. En termes non diplomatiques, et plus prosaïques, il s’est donc agi de répartir le monde selon des zones d’influence pour chaque puissance alliée.
Ensuite, lorsque la guerre fut terminée, ces mêmes puissances décidèrent de transformer la Société des Nations (SDN) en Organisation des Nations Unies (ONU), c’est tout naturellement que les vainqueurs de la guerre de 1939- 1945 se sont retrouvés au Conseil de Sécurité et s’octroient un droit de veto (Etats-Unis,
Royaume-Uni, Union soviétique, France et initialement la Chine de Taïwan, remplacée plus tard par la République Populaire de Chine avec le soutien unanime des Etats africains). A noter que les vaincus de la Puissance de l’Axe (Allemagne, Japon, Italie, Espagne, etc.) n’ont pas été cooptés dans le Conseil de sécurité.
Dans la foulée de la victoire des alliés, les Etats-Unis poseront deux actes fondateurs de la carte géostratégique et géoéconomique actuelle :
- Ils mettront en place une Organisation militaire intégrée sous leur commandement, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) regroupant les pays ouest – européens, et qui bénéficient de leur parapluie atomique.
- Ils lanceront le fameux Plan Marshall pour reconstruire la partie de l’Europe relevant de sa zone d’influence. C’est que les Etats-Unis réuniront à Bretton-Woods leurs alliés pour bâtir, autour de la toute-puissance du dollar américain et de l’idéologie hégémonique du libéralisme économique, le Consensus de Washington qui a donné naissance aux institutions dits de Bretton Woods :
- La Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) ou Banque Mondiale pour financer comme son nom l’indique la reconstruction des pays détruits et amorcer leur développement économique. La Banque Mondiale a son guichet IDA (International Developement Agency pour les dons et prêts concessionnels aux pays très pauvres) et plus tard sa filiale SFI (Société Financière Internationale) pour le financement du secteur privé.
- Le Fonds Monétaire International (FMI) qui deviendra la banque centrale des banques centrales pour le contrôle des politiques budgétaires et monétaires.
L’Union soviétique de son côté organisera sa zone d’influence dans les démocraties populaires de l’Est européen et l’Allemagne de l’Est, autour du « Pacte de Varsovie », qui est à la fois une union politique, économique, militaire et sécuritaire. C’est le « Bloc de l’Est » ou « Bloc soviétique », auquel s’adjoindra la Chine Populaire en 1949, mais celle-ci s’émancipera de la tutelle soviétique dans les années soixante. Les pays du Bloc de l’Est étaient sous la tutelle militaire et atomique de la puissance centrale, l’Union soviétique, et leur socle idéologique était le communisme.
Si l’Union soviétique elle-même est aujourd’hui démembrée en plusieurs républiques indépendantes suite à la perestroïka, il n’en demeure pas moins que le noyau central représenté par la Fédération de Russie, demeure toujours une superpuissance militaire face au bloc américano-européen. L’idéologie communiste n’est plus de mise, mais toute la superstructure politique, organisationnelle et fonctionnelle de la Fédération de Russie et de certaines anciennes républiques soviétiques fonctionne selon ce schéma idéologique.
Enfin, la République Populaire de Chine, ancienne alliée de l’Union soviétique, se démarquera très rapidement du bloc soviétique, et prônera une politique d’indépendance face aux deux blocs. C’est ainsi qu’elle contribuera à la naissance du Mouvement des « non alignés » à la Conférence de Bandoeng avec Sukarno en Indonésie. Réunie du 18 au 24 avril 1955, cette Conférence est la première tentative des pays d’Asie et d’Afrique, d’affirmer leur volonté d’indépendance et leur non-alignement sur les puissances mondiales. 29 pays dont 23 d’Asie et 6 d’Afrique y participeront et parmi ses invités, on peut citer Gamal Abdel Nasser pour l’Égypte, le Premier ministre indien Nehru et Zhou En lai, Premier ministre de la Chine populaire afin de chercher à se démarquer de ces deux blocs évoqués ci-dessus.
La République Populaire de Chine, se considérant toujours comme un pays en voie de développement « frère et « ami » des pays en développement face aux deux blocs ne met pas en avant dans ses relations avec le reste du monde ses options idéologiques, mais travaille sur une politique de grande coopération économique et financière, en usant du soft power pour se construire des alliés « économiques » dans son positionnement parmi les deux blocs et dans sa lutte contre Taïwan.
Nous constatons par conséquent que les blocs géopolitiques et géostratégiques ont été créés par ces superpuissances mondiales pour perpétuer leurs influences sur les pays membres qui font partie des espaces qu’ils considèrent comme leur espace vital. Les instruments de leurs influences sont nombreux et variés, et s’inscrivent aussi dans ce cadre les actions militaires pures, les actions sécuritaires globales, les dispositifs de coopération économiques et financières préférentiels qu’elles déploient pour consolider et renforcer leur imperium.
Par conséquent, chaque bloc fait du prosélytisme politique, sécuritaire et économique, et réagit contre toute action venant d’un autre bloc ou considéré comme hostile dans sa zone d’influence. Par conséquent elles veillent à ce qu’ils considèrent comme l’ordre mondial ne soit pas déstabilisé par le concurrent, ce qui entraîne des ripostes diplomatiques , sécuritaires et militaires, ainsi que politiques. Nous avons tous en mémoire la crise des missiles à Cuba et dans une certaine mesure aujourd’hui le cas de la Birmanie et de l’Ukraine.
Voici dans ses grandes lignes le tableau géostratégique et géopolitique actuel, qui ressemble à un champ de mines, et auquel notre pays fait face dans sa situation de crise.
Que doit faire la RCA, pays en crise, face à ce tableau ?
La préoccupation majeure de la RCA, me semble-t-il, dans ce monde tel qu’il est aujourd’hui, consiste à réunir les conditions nécessaires pour garantir la paix et la sécurité du pays et d’œuvrer au bien-être de sa population. Dans cette quête légitime de la paix à l’intérieur de nos frontières et des leviers de notre développement, nous devons d’abord compter sur nous-mêmes, sur notre génie propre, sur la mobilisation de nos ressources propres et sur une allocation optimale de nos ressources par rapport à nos objectifs nationaux. C’est la voie suivie par toutes les nations aujourd’hui « debout » : la recherche constante d’une autonomie sécuritaire, politique et économique dans un monde interdépendant et globalisé. Il est évident que c’est un exercice difficile mais c’est à ce prix que se créent les Etats. C’est un prérequis qui demande beaucoup de sacrifices et qui nécessite une vision holistique des objectifs que nous avons ensemble définis, partagés et acceptés.
En d’autres termes, dans la configuration géopolitique actuelle, aggravée par le phénomène d’une mondialisation à sens unique, notre salut résidera dans notre lucidité et notre aptitude à comprendre que réellement seuls les intérêts des Etats guident leurs actions avouées et inavouées-ou inavouables-. Pour être plus concret par rapport à notre pays, nous devons nous poser les questions suivantes :
- Comment faire pour arriver à la paix tout en reconstruisant une armée à même d’assurer en toutes circonstances la paix et la sécurité de notre pays, dans le contexte géopolitique et géostratégique actuel ?
- Comment faire pour assurer à notre pays une viabilité financière à long-terme dans ce contexte de crise et de dépendance accrue à l’aide extérieure ?
- Comment faire pour reconstruire les bases d’une vraie économie nationale, robuste et endogène dans le contexte géopolitique et géostratégique actuel ?
1- Comment faire pour arriver à la paix tout en reconstruisant une armée à même d’assurer en toutes circonstances la paix et la sécurité de notre pays, dans le contexte géopolitique et géostratégique actuel ?
L’armée centrafricaine a commencé à être fragilisée par ses propres fondateurs, avec la purge des officiers que nous avons connue entre 1966 et 1979, et qui a ralenti considérablement sa montée en puissance pendant les années de plomb. Ensuite depuis près de 30 ans aujourd’hui, des crises récurrentes ont profondément déstabilisé notre armée. Par conséquent la reconstruction de notre armée peut être assimilée aux travaux d’Hercule, si on met en face des besoins immenses, les ressources mobilisables à court et moyen-terme, d’abord sur le plan domestique puis au titre de la coopération. La loi de programmation existe mais il faut en assurer la pérennité du financement. Tant qu’une part critique du financement de la reconstruction de notre armée sera tributaire des appuis extérieurs, nous devons clarifier nos choix stratégiques pour en garantir la durabilité.
Par ailleurs la levée de l’embargo qui est une attente légitime de tous les Centrafricains est une bataille de longue haleine, dont l’issue est aussi bien tributaire de la satisfaction de certains critères techniques et administratifs, que des nécessaires approches diplomatiques et politiques, dans un climat dépassionné.
2- Comment faire pour assurer à notre pays une viabilité financière à long- terme dans ce contexte de crise et de dépendance accrue à l’aide extérieure ?
La question que je me pose souvent est de savoir si les Centrafricains sont, dans leur majorité, conscients de la situation financière exacte de notre pays. A entendre certains discours, à voir certaines prises de position, et à lire certaines interventions sur les réseaux sociaux, j’ai des doutes quant à une réponse positive.
- D’abord, au sein de la CEMAC où existent des critères de convergence, le seuil minimal de mobilisation des ressources internes est de 17% de la richesse nationale, nous en sont à 9% environ pendant que nos pairs de la CEMAC sont à 23% en moyenne et les pays de l’UEMOA à près de 30%.
- En prenant en exemple le budget de l’exercice 2021, nous avons les agrégats suivants :
- Sur des ressources totales prévues en 2021 de 287,3 milliards de francs CFA, les ressources propres sont de 135,3 milliards de francs CFA soit 47,09% et les ressources extérieures de 151,9 milliards de francs CFA soit 52, 91%
- Sur ces ressources extérieures, les appuis budgétaires étaient prévues à 28,5 milliards de francs CFA soit 18,76%, les dons projets de 116,7 milliards de francs CFA soit 76,82% et les emprunts de 6,7 milliards de francs CFA soit 4,42%
- S’agissant des charges totales en 2021, elles sont prévues à 330,5 milliards de francs CFA, les dépenses primaires sont de 168,8 milliards de francs CFA soit 51,07%, le Remboursement Dettes de 15,9 milliards de francs CFA soit 4,81%, et le Budget Equipement est de 155,3 milliards de francs CFA dont 28,9 milliards de francs CFA en financement national.
L’analyse sommaire de ce tableau nous indique clairement tous les défis qui se posent à notre pays et à notre intelligence commune :
- Nous avons un défi structurel de mobilisation de nos ressources internes
- Notre fonctionnement en tant qu’Etat majoritairement financé par des ressources externes
- L’équipement de notre pays est financé en très écrasante partie par les concours extérieurs
L’ensemble de ces défis doivent être et peuvent être relevés. Des solutions bien documentées existent et il faut les appliquer dans la dans la durée. Pour notre pays à court et à moyen terme, il s’agit de poursuivre le programme de réformes économiques avec les institutions de Bretton-Woods, afin d’espérer sortir un jour de cette situation de déséquilibre structurel entre nos ressources mobilisables et disponibles et nos attentes en matière de financement de développement.
- Comment faire pour reconstruire les bases d’une vraie économie nationale, robuste et endogène dans le contexte géopolitique et géostratégique actuel ?
La publication des données des Cahiers économiques de la Banque mondiale sur la RCA met en lumière de manière crue la situation économique et financière globale de notre pays. Elle conclut que la pauvreté y augmente de manière considérable puisqu’elle atteint désormais 75% de la population contre 60% précédemment. Cela signifie que 3 de nos compatriotes sur 4, quel que soit leur âge, vivent dans la pauvreté. De même, notre économie est en voie de récession par rapport à 2020, c’est-à-dire que la richesse nationale se contracte sous les effets conjugués de l’insécurité, d’une activité économique globale perturbée par des chocs internes et externes et également des effets du COVID 19. Elle nous apprend enfin ce que nous savions déjà, à savoir que les recettes propres de l’Etat, même si elles ont résisté aux divers chocs, demeurent structurellement en deçà du potentiel.
Les économistes de développement s’accordent à dire que pour qu’un pays sorte de la pauvreté et devienne émergent, il lui faut s’assurer des investissements de l’ordre de 25% du PIB de façon discontinue pendant 25 ans. Pour la RCA si on retient un montant de PIB de 1500 milliards de francs CFA environ, il nous faut donc réaliser 375 milliards de francs CFA d’investissements dans notre économie pendant 25 ans pour sortir des trappes de la pauvreté. Chacun peut apprécier la profondeur du gap.
Alors comment faire dans la situation actuelle ?
La première démarche relève à la fois de la politique, de la diplomatie et de la recherche de l’efficacité économique :
- il faut prendre les taureaux par les cornes en engageant les réformes économiques structurelles indispensables à l’assainissement de notre environnement économique. Cela ne dépend que de nous.
- Il faut garder et resserrer nos relations avec la communauté financière internationale pour avoir accès à des financements concessionnels et aux dons plutôt qu’aux emprunts dans la phase actuelle de fragilité extrême ;
- Il faut renforcer l’économie réelle en relançant enfin les filières agricoles vivrières et d’exportation. Nous avons plusieurs décennies de retard dans le domaine agro-pastoral et sylvicole, si on tient compte de notre potentiel
- Et enfin, mais pas le moindre, l’amélioration du climat des affaires doit aller de pair avec le patriotisme économique, afin que nous produisions plus de richesses, d’emplois et de ressources budgétaires.
Voilà la substance de ce que m’inspire ce thème et je vous remercie pour votre attention et pour votre intérêt.