Bangui (République centrafricaine) – Il est beaucoup question, au cours de ces deux premières semaines du mois de mai, de l’après Covid-19. Alors que les Occidentaux demeurent inquiets par rapport aux nombreuses problématiques non résolues qu’implique le processus de déconfinement[1], certains Africains débattent du nouvel ordre mondial qui semble, à leurs yeux, s’amorcer avec plus de brutalité que par le passé.
Même si les États africains semblent pour le moment résister bien mieux que les autres pays, au sein de l’intelligentsia africaine, tout le monde ou presque s’accorde à dire que cette crise, aussi dramatique soit-elle, constitue une opportunité non-négligeable pour le continent, lui permettant d’opérer une rupture dans ses rapports avec le reste du monde.
Si, au point où nous en sommes, nul ne peut prédire avec exactitude, à moins de lire dans une boule de cristal, comment prendra fin cette pandémie ni comment s’opérera le changement de paradigme sur le continent, un certain nombre de chercheurs et d’intellectuels africains de renom ont d’ores et déjà apporté leur contribution à ce débat. Dans l’ensemble, ils reconnaissent qu’il faut tenir compte des caractéristiques structurelles des économies africaines et des contraintes spécifiques de chaque État, sans compter le rétrécissement considérable de l’espace budgétaire en raison de la baisse des recettes. Ce qui limite les capacités de réponse opérationnelle des États et accentue leur vulnérabilité.
D’ailleurs, beaucoup d’entre eux interrogent de plus en plus ouvertement la pertinence de certaines décisions prises par les gouvernements africains sans tenir compte des réalités locales, s’inspirant (imitant ?) de l’expérience des Occidentaux, notamment des mesures de confinement stricte. Dans un environnement économique marqué par la taille importante du secteur informel qui représente, selon les chiffres de la Banque mondiale, plus de 89% de l’emploi total, la précarité de la plupart des emplois, la prédominance des petites et moyennes entreprises (90% des activités) et une couverture limitée pour ne pas dire quasi-inexistante des régimes de pension ainsi que d’assurance chômage.
Autrement dit, les États africains, pris un à un, ne pèsent d’aucun poids dans la balance commerciale mondiale et sont sérieusement handicapés par un certain nombre de facteurs. Le premier de ces facteurs, comme le souligne la plupart des observateurs, reste la fragmentation du continent. Raison pour laquelle la réponse de l’Afrique face au Covid-19 a été multiple, éclatée, ne présentant aucune espèce de cohérence ni de coordination. Pas étonnant que de nombreuses Cassandre occidentales ont pu par exemple, sans gêne, faire état de leurs pires craintes d’un désastre humain qui, fort heureusement, ne s’est pas encore produit.
Vers une autre Afrique
Dans une telle occurrence, où l’on est à peu près certain que les micros-États du continent disposent individuellement de très peu de marge de manœuvre, comment sortir par le haut ? Et suivant l’expression de l’économiste togolais Kako Nubukpo, comment s’atteler d’urgence à construire un paradigme endogène de développement, fondé sur une économie de proximité ?
Une partie de la réponse se trouve dans les estimations faites par la plupart des experts : l’Afrique a besoin d’au moins 144 milliards de dollars pour relancer son économie au lendemain de cette pandémie. Mais la question que l’on est fondé de poser est celle de savoir d’où sortira tout cet argent ? De cette somme, certains économistes nous disent que 44 milliards devraient théoriquement provenir des effets induis d’un moratoire sur les dettes bilatérales et commerciales qui pourrait être décidé par les principaux prêteurs. Le reste des 100 milliards viendra du mécanisme mis en place par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale pour soutenir les États africains.
Alors que dans le même temps, un pays comme les États-Unis d’Amérique – qui sont une République fédérale comptant une cinquantaine d’États, avec une Constitution, un Chef d’État, une capitale, une armée, une monnaie, une diplomatie, un drapeau, un système législatif et judiciaire pour l’ensemble de son immense territoire[2] – débloque pas moins de 3000 milliards de dollars pour soutenir son économie et ses populations vulnérables.
Les États de l’Europe occidentale membres de l’Union européenne ont eux aussi, pour ne prendre que leur exemple, sorti le carnet de chèque pour sauver leurs économiques. On parle de plusieurs centaines de milliards d’euros.
Malheureusement, malgré l’ampleur et la remarquable mobilisation des leaders africains pour faire face aux conséquences du Covid-19, les États du continent sont réduits à solliciter l’effacement de leur dette ou à compter sur la solidarité internationale, notamment du FMI et de la Banque mondiale, deux organisations manifestement moins acquises au développement de l’Afrique. Pourtant, le continent est déjà une puissance démographique avec plus d’un milliard d’âmes, donc un marché considérable. Il dispose également d’immenses ressources énergétiques, minières, agricoles, piscicoles, pastorales, sociales, intellectuelles et culturelles qui sont convoitées par le reste du monde.
Bizarrement, il ne possède pas de leviers monétaires qui pourraient lui permettre, à l’instar des autres parties du monde, de créer de la monnaie nouvelle afin de l’injecter dans son circuit économique. Un handicape que l’on pourrait attribuer à l’absence d’une structure continentale chargée de gérer la monnaie commune panafricaine et à la faiblesse des échanges économiques entre les États du continent.
Or, nous sommes convaincus que l’Afrique peut s’en sortir toute seule et assez rapidement, à la seule condition de prendre des options radicales, solidaires, communautaires et panafricaines. La recherche de l’unité africaine, la recherche de l’inclusion et l’abandon des égoïsmes nationaux devraient constituer, pour les Africains, la pierre philosophale de l’action publique après le passage du Covid-19.
D’autant que l’on assiste à un ensauvagement du monde de plus en plus assumé et à la mort progressive du droit international, en tout cas celui issu des Nations unies. Le salut de l’Afrique viendra donc de sa capacité à mutualiser ses forces. Il y va de sa survie. Dès l’instant où le continent prendra conscience de l’urgence qu’il y a à résoudre ses problèmes dans une dynamique unitaire, panafricaine, il s’en trouvera grandi et cessera d’être marginalisé. Ainsi, ses dirigeants pourront-ils s’assoir dignement autour de la table, en compagnie des autres, pour discuter d’égal à égal et décider ensemble de l’avenir du monde.
Car une chose est certaine : l’union fédérale ne diminue pas la force des États, pris individuellement, qui peuvent toujours conserver leurs propres organes de fonctionnement et de gestion à l’échelle locale. Mais elle permet plutôt de mutualiser la force de production et de peser économiquement. C’est ce qu’offre la pandémie du Covid-19 qui oblige les Africains à accélérer le pas vers la création de l’État fédéral panafricain qui aura la responsabilité historique de préparer le continent à faire face à la prochaine grande crise. La simple existence d’un tel État va revoir les rapports du continent avec le reste du monde.
Alors, il reste aux dirigeants africains de faire ce qui est utile pour leurs peuples. Il leur reste de faire ce qui est bien pour le continent. Il leur reste de redonner de l’espoir et de la fierté à leurs concitoyens, refusant de croire que les défis auxquels l’Afrique est confrontée sont impossibles à surmonter. Ils ne doivent pas baisser les bas et se contenter des solutions de facilité, comme par exemple cette demande de l’annulation des dettes. Une telle initiative ne peut pas grandir le continent. Bien au contraire ! Elle est humiliante pour les Africains et marginalise le continent. Il faut donc refuser de croire que la partie est perdue d’avance, pour ainsi faire taire les défaitistes, les diviseurs et les pessimistes. La tâche est immense, mais le défi à relever s’avère exaltant. Chacun devra prendre toute sa part. Une autre Afrique est possible. Elle est résolument unitaire et panafricaine.
Par Adrien Poussou
Ancien Ministre centrafricain de la Communication et de la Réconciliation Nationale
Militant panafricaniste
[1] Le mot n’a pas encore fait son entrer dans le dictionnaire
[2] Constat partagé par le professeur Théophile Obenga