L’État-fantôme : Autopsie d’une nation centrafricaine qui n’existe plus que sur le papier

Chronique d’une disparition institutionnelle programmée
Par la rédaction de Corbeaunews-Centrafrique.
Dans un bureau délabré de Bangui, un préfet contemple son territoire sur une carte murale déchirée datant des années 1960. Son téléphone ne fonctionne pas, sa voiture est en panne depuis des mois, et ses fonctionnaires n’ont pas été payés depuis un an. Cette scène, rapportée par Élie OUEIFIO dans son ouvrage “La RCA doit-elle toujours dépendre des autres ?” (août 2024), illustre parfaitement le concept d’État-fantôme : toutes les apparences d’une administration sans aucune capacité d’action réelle.
L’effondrement de l’État centrafricain n’est pas le fruit du hasard ou d’une simple négligence. Il résulte d’un processus méthodique de destruction des institutions, où chaque régime a contribué à démanteler un peu plus ce qui restait de l’appareil étatique. “Nous avons créé une façade administrative derrière laquelle il n’y a plus rien”, confie un ancien ministre à OUEIFIO. “C’est comme un décor de théâtre : de loin, ça ressemble à un État, mais dès qu’on s’approche, on découvre qu’il n’y a que du vide“.
Cette désagrégation systématique s’observe d’abord dans l’incapacité de l’État à assurer ses fonctions les plus élémentaires. La sécurité, prérogative régalienne par excellence, est devenue une fiction. “Nous avons des policiers sans uniformes, sans armes, sans moyens de transport”, explique un commissaire. “Comment voulez-vous que nous protégions la population quand nous ne pouvons même pas nous protéger nous-mêmes ?”

La justice, autre pilier fondamental de l’État, n’existe plus que sur le papier. OUEIFIO décrit des tribunaux où les magistrats travaillent sans codes juridiques à jour, sans greffiers formés, sans moyens de transport pour se rendre sur les lieux des crimes. “Nous rendons des jugements que personne ne peut exécuter”, confie un juge d’instruction. “Les justiciables préfèrent se tourner vers les chefs traditionnels ou, pire, vers les groupes armés pour régler leurs différends“. Cette faillite judiciaire a créé un vide juridique où prospèrent les systèmes de justice parallèle, minant un peu plus l’autorité de l’État.
L’éducation nationale offre peut-être l’illustration la plus criante de cette déliquescence institutionnelle. Dans les régions éloignées de Bangui, l’école publique a pratiquement disparu. “Nous avons des établissements scolaires qui n’existent plus que dans les statistiques officielles”, révèle un inspecteur d’académie. Les bâtiments sont en ruine, les enseignants ont déserté, et les élèves ont été abandonnés à leur sort. Les “maîtres-parents”, ces bénévoles sans formation qui tentent de maintenir un semblant d’éducation, symbolisent parfaitement cet État-fantôme : des civils tentant désespérément de pallier l’absence de services publics.

La santé publique n’échappe pas à ce processus de décomposition. Les hôpitaux publics, jadis fierté du système sanitaire centrafricain, sont devenus des coquilles vides. OUEIFIO rapporte l’histoire d’un centre hospitalier régional où les patients doivent apporter leur propre lit, leurs médicaments, et même l’eau pour leur traitement. “Nous sommes des médecins de l’impossible”, témoigne un praticien. “Nous devons soigner sans équipement, opérer sans anesthésie, diagnostiquer sans laboratoire”.
L’administration territoriale, ossature traditionnelle de l’État, s’est transformée en un vaste théâtre de l’absurde. OUEIFIO décrit des préfectures où les représentants de l’État n’ont jamais mis les pieds dans leur circonscription, des sous-préfets qui administrent leur territoire par téléphone quand les réseaux fonctionnent, des maires qui n’ont même pas un bureau. “Mon prédécesseur a emporté jusqu’au tampon officiel”, raconte un administrateur. “Je signe les documents sur des bouts de papier, en espérant que quelqu’un quelque part les reconnaîtra comme valides”.
La fonction publique, autrefois colonne vertébrale de l’État, est devenue un corps sans âme. Les fonctionnaires, quand ils sont présents, passent plus de temps à chercher des moyens de survie qu’à servir l’État. OUEIFIO rapporte le cas édifiant d’un ministère où les agents ont transformé les bureaux en boutiques de fortune. “Le matin, nous sommes fonctionnaires, l’après-midi commerçants”, explique un chef de service. “C’est la seule façon de survivre avec des salaires qui ne viennent difficilement.”
Plus grave encore, l’État a perdu sa capacité à se projeter dans l’avenir. La planification, fonction essentielle de tout appareil étatique, a totalement disparu. “Nous vivons dans l’instantané“, analyse un ancien directeur de la planification. “Les projets de développement sont remplacés par des plans d’urgence permanents, les stratégies à long terme par des solutions de survie au jour le jour”. Cette incapacité à penser l’avenir transforme chaque crise en catastrophe, chaque défi en tragédie.
Les finances publiques, nerf de la guerre, illustrent parfaitement cette déliquescence. OUEIFIO révèle comment le système de collecte des recettes s’est transformé en une vaste entreprise de détournement organisé. “L’argent qui devrait aller dans les caisses de l’État disparaît à tous les niveaux”, confie un inspecteur des finances. “C’est comme verser de l’eau dans un panier : tout s’écoule avant d’atteindre le Trésor public.”
Cette décomposition institutionnelle a engendré un phénomène particulièrement pernicieux : l’émergence d’un “État parallèle”. Dans le vide laissé par les institutions officielles, des structures informelles se sont développées, créant une forme de gouvernance hybride où le légal et l’illégal se confondent. OUEIFIO décrit comment des groupes armés assurent des fonctions régaliennes, comment des réseaux mafieux se substituent aux services fiscaux, comment des milices privées remplacent la police. “Nous ne savons même plus qui détient réellement l’autorité”, confesse un cadre administratif. “Entre les représentants officiels de l’État et les pouvoirs de fait, la frontière est devenue totalement floue.”
La diplomatie, vitrine internationale de l’État, n’échappe pas à cette déliquescence. Les ambassades centrafricaines, quand elles existent encore, sont devenues des coquilles vides. OUEIFIO rapporte le cas d’une représentation diplomatique importante où l’ambassadeur doit utiliser son téléphone personnel pour les communications officielles, faute de budget de fonctionnement. “Nous sommes des mendiants en costume-cravate”, résume un diplomate. Cette précarité diplomatique transforme chaque négociation internationale en un exercice d’humiliation.
Le comble de l’absurde est atteint dans la gestion des ressources naturelles. Dans un pays regorgeant de richesses minières, l’État est incapable d’exercer le moindre contrôle sur leur exploitation. “Nous avons des directeurs des mines qui n’ont jamais visité une mine”, révèle OUEIFIO. Les permis d’exploitation sont délivrés sans vérification, les taxes sont négociées de gré à gré, et les revenus disparaissent dans des circuits parallèles. “C’est comme si nous avions un coffre-fort rempli d’or mais sans la clé pour l’ouvrir”,
La désorganisation atteint son paroxysme dans la gestion des archives nationales. La mémoire institutionnelle de l’État s’efface littéralement jour après jour. OUEIFIO décrit des documents officiels stockés dans des cartons pourris, des registres d’état civil rongés par les termites, des traités internationaux égarés. “Nous sommes en train de perdre notre histoire administrative”, s’alarme un archiviste. “Dans quelques années, nous ne pourrons même plus prouver l’existence légale de notre État.”
Face à cette décomposition systémique, les tentatives de réforme semblent dérisoires. OUEIFIO analyse avec lucidité l’échec des nombreux programmes de “renforcement des capacités” financés par les bailleurs internationaux. “On ne renforce pas un fantôme”, ironise-t-il. “Ces programmes partent du principe qu’il existe encore un État à reformer, alors que la réalité est bien plus dramatique : il faut d’abord le ressusciter avant de pouvoir le réformer”.
La reconstruction de l’État centrafricain nécessite bien plus qu’une simple réforme administrative. Elle exige une véritable refondation, un nouveau contrat social entre les citoyens et leurs institutions. “La première étape”, souligne un constitutionnaliste cité par OUEIFIO, “est de reconnaître l’ampleur du désastre. Nous ne sommes plus dans une situation de dysfonctionnement, mais de non-existence institutionnelle“.
Les solutions traditionnelles – assistance technique, formations, équipements – apparaissent désormais insuffisantes. “C’est comme donner un GPS à quelqu’un qui ne sait pas conduire”, analyse OUEIFIO. “Nous avons besoin de reconstruire les fondamentaux : le sens du service public, l’éthique administrative, la notion même d’État“. Cette reconstruction passe nécessairement par une réappropriation nationale du projet étatique.
La jeunesse centrafricaine, paradoxalement, pourrait être le fer de lance de cette renaissance institutionnelle. “N’ayant pas connu l’État fonctionnel, elle est peut-être plus à même de le réinventer”, suggère un sociologue. Encore faut-il lui en donner les moyens et la vision. “Nous devons cesser de pleurer sur notre État perdu”, conclut OUEIFIO, “et commencer à imaginer celui que nous voulons construire.”
Car c’est bien là que réside l’enjeu fondamental : au-delà de la reconstruction administrative, c’est l’idée même d’État qui doit être réinventée en République centrafricaine. Un État qui ne soit plus une simple façade pour les ambitions personnelles, mais un véritable outil au service du développement national. Le défi est immense, mais comme le rappelle OUEIFIO dans sa conclusion : “Un État-fantôme peut redevenir réel si le peuple décide de lui redonner vie. C’est un choix qui nous appartient encore.”
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